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<title>La science et la religion. Réponse à quelques objections</title>
<author key="Brunetière, Ferdinand (1849-1906)">Ferdinand Brunetière</author>
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<publisher>Sorbonne Université, LABEX OBVIL</publisher>
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<idno>http://obvil.sorbonne-universite.fr/corpus/critique/brunetiere_science-et-religion</idno>
<availability status="restricted"><licence target="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/3.0/fr/">
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Observatoire de la vie littéraire » (ci-après dénommé OBVIL).</p>
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<bibl><author>Ferdinand Brunetière</author>, <title><hi rend="i">La science et la religion : réponse à quelques objections</hi></title>, <pubPlace>Paris</pubPlace>, <edition>Firmin-Didot</edition>, <date>1895</date>. <ref target="http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k272210k">Source Gallica</ref>.</bibl>
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<head>Avant-propos</head>
<p>Lorsqu’au mois de janvier 1894 j’ai publié l’article que je réimprime aujourd’hui, j’espérais bien qu’on le lirait, mais — la modestie m’oblige de le dire — je ne m’attendais guère qu’il dût provoquer tant de bruit.</p>
<p>A la vérité, il y était question, sinon de la « banqueroute », en tout cas des « faillites » que la Science a faites à quelques-unes au moins de ses promesses ; mais je n’étais pas le premier qui se servit du mot, et dix autres avant moi l’avaient publiquement prononcé. J’y louais, comme je pouvais, la généreuse initiative ou l’audace apostolique du pape Léon XIII ; mais bien loin d’être l’un des premiers, j’étais au contraire l’un des derniers à le faire, et, à cet égard, je n’ai qu’un regret, — qui est d’avoir trop attendu. Enfin, très sommairement et très discrètement, j’insinuais que le christianisme, en dépit de nos savants et nos exégètes, est encore, est toujours une force avec laquelle on doit compter ; et il me semblait ne faire là que constater ce que l’on appelle une vérité d’évidence. Rien de tout cela n’était bien neuf ni bien extraordinaire.</p>
<p>Mais puisque l’article a excité tant de tumulte et que, depuis trois mois passés, ni la trêve du premier jour de l’an, ni la chute du ministère, ni la démission d’un président de la République, ni l’élection de M. Brisson, ni le Carnaval, ni la Mi-Carême, ni le procès de M. Coquelin et de la Comédie-Française n’en ont détourné l’attention des journalistes, j’ai fini par me persuader que j’y avais dit des choses bien plus intéressantes que je ne croyais moi-même ; — et c’est pourquoi je le réimprime.</p>
<p>Au reste, je n’y ai point fait de corrections, même de style ; et je me suis contenté d’y ajouter de nombreuses notes qui en doublent à peu près l’étendue. Puissent-elles également en doubler la portée !</p>
<dateline>4 avril 1895.</dateline>
</div>
<div>
<head>La Science et la Religion</head>
<argument>
<p>Le 27 novembre de l’année qui vient de finir, j’ai eu l’honneur d’être reçu par Sa Sainteté le Pape Léon XIII en audience particulière. Ce qu’il a bien voulu me dire, on ne s’attend sans doute pas que je commette ici, ni nulle part, l’indiscrétion ou l’inconvenance de le publier<note n="1" place="bottom" resp="author">Cette déclaration, que je croyais assez catégorique, n’a pourtant pas été prise pour telle, et, justement, de ce que je repoussais d’abord toute accusation de reportage, on en a, sans hésiter, conclu que je la méritais. C’est ainsi qu’on raisonne aujourd’hui ! Un député français, M. Vigné d’Octon, qui voyageait alors en Italie, s’avisa même de solliciter à son tour une audience du Pape, pour demander à Sa Sainteté ce qu’Elle pensait de la manière dont j’avais rendu ses idées. C’était me faire trop d’honneur ! Il ne me resterait plus là-dessus qu’à reprendre moi-même le chemin de Rome et du Vatican pour interroger le Saint-Père sur la fidélité des souvenirs de M. Vigné d’Octon. Mais, puisque je l’ai déjà dit, je préfère tout simplement le redire : il n’y a pas un mot, dans les pages que l’on va lire, qui se rapporte à l’entretien que le Saint-Père a bien voulu m’accorder ; et, quoi que l’on pense des idées que j’y exprime, je me fais un scrupule, un devoir et un plaisir d’en revendiquer pour moi seul toute la responsabilité.</note>. Mais, si cette visite m’a naturellement suggéré quelques réflexions, j’ai pensé qu’il pouvait être opportun, — ou <hi rend="i">actuel</hi>, comme l’on dit, — de les mettre par écrit. On ne trouvera pas, et j’espère que le lecteur ne cherchera pas autre chose dans les pages qui suivent.</p>
</argument>
<div>
<head>I</head>
<p>Les temps ne sont pas très éloignés de nous où l’incrédulité savante passait communément pour marque, ou pour preuve, de supériorité d’intelligence et de force d’esprit. On ne méconnaissait pas l’importance des « religions » dans l’histoire, ni surtout celle de la « religion », ou du « sentiment religieux », dans le développement de l’humanité. C’était même le point qu’on se vantait d’avoir gagné sur l’esprit du <num>xviii<hi rend="sup">e</hi></num> siècle ; et, tout en faisant profession d’incroyance, on ne laissait pas de reprocher aux Voltaire, aux Diderot, aux Condorcet, la violence injurieuse de leur polémique antichrétienne, la déloyauté de leur argumentation, et l’étroitesse de leur philosophie<note n="2" place="bottom" resp="author">C’est ce que Renan, dans sa jeunesse, — quand il n’était encore l’auteur que de ses <title>Études d’Histoire religieuse</title> et même de sa <title>Vie de Jésus</title>, — ne laissait pas échapper une occasion de dire ; et Voltaire en ce temps-là ne lui était guère moins odieux que Béranger lui-même, avec son <title>Dieu des bonnes gens</title> ! Mais quand il se fut aperçu qu’en somme les conclusions de ses <title>Origines du christianisme</title> ressemblaient beaucoup à celles de Voltaire, il changea d’opinion, ce qui fait honneur à sa loyauté, et dans son <title>Histoire d’Israël</title> on vit le mépris d’autrefois se changer en une émulation d’assez basses plaisanteries, qui fait moins d’honneur à son goût. Comme l’auteur de la Bible expliquée par les aumôniers du roi de Pologne, il s’égaya de son mieux aux dépens de Javeh, <quote>« une créature de l’esprit le plus borné »</quote>, et c’est alors qu’il crut faire merveille en comparant David à Troppmann. Je l’aime mieux, comme homme, dans ce rôle, où il a le mérite au moins d’être plus franc, et je le préfère, comme écrivain, dans l’autre.</note>. Mais on n’en voyait pas moins, — avec Auguste Comte et son école entière, — dans « l’état théologique », ce que
j’appellerais volontiers la phase embryonnaire de la vie de l’intelligence, et peut-être quelques physiologistes ou quelques anthropologues croient-ils encore fermement à la réalité de cette métaphore. <quote>« Les religions, — lit-on dans un livre récent, — sont les résidus épurés des superstitions… La valeur d’une civilisation est en raison inverse de la ferveur religieuse… Tout progrès intellectuel correspond à une diminution du surnaturel dans le monde… L’avenir est à la science. »</quote> Ces lignes sont datées de 1892, mais l’esprit qui les a dictées est de vingt ou trente ans plus vieux qu’elles<note n="3" place="bottom" resp="author">André Lefèvre, <title>La Religion</title>, p. 372, 373.</note>.</p>
<p>Que s’est-il donc passé depuis lors ? quel sourd travail s’est accompli dans les profondeurs de la pensée contemporaine ? et, à ce propos, parlerons-nous à notre tour de la « banqueroute de la science » ? Les savants s’indignent sur ce mot, et on en rit dans les laboratoires. Car, — disent-ils, — où sont donc celles de leurs promesses que la physique, par exemple, ou la chimie n’aient pas tenues, et au-delà ? Nos sciences ne sont nées que d’hier, et elles ont, en moins d’un siècle, transformé l’aspect de la vie. Laissons-leur donc le temps de grandir ! Qui sont d’ailleurs ceux qui parlent ici de banqueroute ou de faillite ? Que connaissent-ils de la science ? A quelle découverte, à quel progrès de la mécanique, ou de l’histoire naturelle, ont-ils attaché leur nom ? Ont-ils inventé seulement le téléphone, ou trouvé le vaccin du croup ? C’est ce qu’on aimerait savoir, avant de leur répondre. Et quand enfin quelque savant, d’esprit plus chimérique ou plus aventureux, aurait pris au nom de la science des engagements qu’elle n’a pas souscrits, est-ce la science qu’il en faut accuser ? Le bon sens, que Descartes croyait, ou affectait de croire <quote>« la chose du monde la plus répandue »</quote>, est au contraire la plus rare que l’on sache, plus rare que le talent, aussi rare que le génie peut-être ; et nous avouons de bonne grâce que de grands savants en ont parfois manqué… Ainsi raisonnent ceux qui ne veulent voir dans « la banqueroute de la science » qu’une métaphore retentissante ; — et je ne puis pas dire qu’ils aient tout à fait tort<note n="4" place="bottom" resp="author">
<p>Afin de se former une juste idée de ce que l’on apporte aujourd’hui de bonne foi dans la discussion ou dans la polémique, je crois devoir faire observer que j’avais eu soin d’indiquer moi-même dans cette page toutes les objections que l’on m’a faites au nom de la science, et mes adversaires n’ont eu qu’à les développer. Non seulement je n’ai pas nié les progrès de la science, « le téléphone » ou « le vaccin du croup », — ce qui serait aussi ridicule que de nier en plein midi la clarté du soleil, — mais je l’ai dit textuellement : « Où sont celles de leurs promesses que la physique, par exemple, et la chimie n’aient pas tenues et au-delà ? » Ceux qui m’ont répondu par une longue énumération des progrès de la science ne m’ont donc rien appris que je n’eusse moi-même eu soin de dire ; ils n’ont donc fait qu’essayer de donner le change à leurs lecteurs ; et s’ils ne l’ont pas pris eux-mêmes, je demande quelle est cette manière de discuter ? Je ne crains pas que l’on me réponde.</p>
<p>J’avais également prévu et prévenu l’objection qu’en effet on n’a pas manqué de tirer de mon incompétence de « physicien » ou de « chimiste ». Elle n’en a pas moins défrayé des articles entiers !</p><p>Et pourquoi encore ai-je écrit
si quelque savant, d’esprit plus chimérique ou plus aventureux, a pris au nom de la science des engagements qu’elle n’a pas souscrits, ce n’est pas la science qu’il en faut accuser » ? Trop simple ou trop naïf, je m’étais flatté que ce fût pour éviter la réponse que l’on a cru me faire en me demandant « quels sont les grands noms de la science que l’on pourrait placer au bas de ces superbes manifestes, dont je rends la science elle-même responsable ? » Mais j’étais loin de compte ! et, comme dit le proverbe, il n’y a pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ! Je reviendrai d’ailleurs sur ce point dans un instant.</p>
</note>.</p>
<p>Mais ils n’ont pas non plus tout à fait raison ; et quelque distinction qu’ils essaient d’établir entre le bon sens des « vrais » savants, et la fâcheuse témérité des autres, ce qui est bien certain c’est que la science a plus d’une fois promis de renouveler la « face du monde ». <quote>« Je crois avoir prouvé la possibilité, — écrivait Condorcet, il y a tout juste cent ans, — de rendre la justesse d’esprit une qualité presque universelle ; … de faire en sorte que l’état habituel de l’homme, dans unpeuple entier, soit d’être conduit par la vérité soumis dans sa conduite aux règles de la morale… se nourrissant de sentiments doux et purs. »</quote> Et il ajoutait : <quote>« Tel est le point où doivent <hi rend="i">infailliblement</hi> le conduire les travaux du génie et le <hi rend="i">progrès des lumières</hi><note n="5" place="bottom" resp="author"><title>Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain</title>. Édition Didot, t. IV, <title>Œuvres</title>, p. 395.</note>. »</quote> Me dira-t-on que Condorcet n’était après tout qu’un encyclopédiste ? Et je l’entends bien ainsi. Mais Renan, à ses débuts du moins, ne disait pas autre chose : <quote>« La science restera toujours la satisfaction du plus haut désir de notre nature : la curiosité ; elle fournira toujours à l’homme le seul moyen qu’il ait pour améliorer son sort. »</quote> Et, en un autre endroit, dans ce même livre sur <title>l’Avenir de la science</title>, dont le titre à lui seul était tout un programme : <quote>« <hi rend="i">Organiser scientifiquement l’humanité</hi>, — c’est lui qui soulignait, — tel est donc le dernier mot de la science moderne, telle est son audacieuse, mais légitime prétention<note n="6" place="bottom" resp="author"><title>L’Avenir de la science</title>, p. 37.</note>. »</quote> Voilà, je pense, des promesses qui vont un peu plus loin que l’ambition du chimiste ou du physicien ! Et ce sont ces promesses auxquelles on prétend que la
science aurait fait banqueroute<note n="7" place="bottom" resp="author"><p>C’est ici l’un des points importants du débat. — Les « promesses » dont vous demandez compte à la science, me dit-on, elle ne les a point faites, et ni les « encyclopédistes » du siècle dernier, ni les « hégéliens » du nôtre n’avaient le droit de parler en son nom. — Examinons un peu l’objection.</p><p>1° Je consens volontiers que Renan ne soit pas un « savant » et même je me réjouis d’avoir obtenu cet important aveu. Car sa prétention était bien de faire de la science ! S’il se flattait de quelque chose au monde, c’était d’avoir introduit dans les questions d’exégèse et de philologie une rigueur, une précision, une délicatesse de méthodes égales ou du moins analogues à celle de la physiologie et de la chimie même. On le voit clair comme le jour dans le détail de son style où les comparaisons « pseudo-scientifiques » abondent, et, ce qui est plus grave, y servent à fonder des conclusions soi-disant historiques ou morales. Encore une fois je ne suis donc pas fâché de l’avoir vu déposséder du titre de « savant », et, à dater d’aujourd’hui, je m’engage publiquement à ne voir désormais en lui qu’un « professionnel de lettres », un artiste, un poète, un dilettante.</p><p>Pour Condorcet, j’en suis bien aise aussi, quoique la question soit un peu plus délicate. Comment oublierais-je en effet que Jean-Antoine-Nicolas Caritat, marquis de Condorcet, fut en son temps « secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences » ? et où allons-nous si nous admettons qu’on puisse « être secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences », et cependant n’être pas un « savant » ?</p><p>2° Il faudrait tâcher d’être loyal. Lorsque de simples philosophes, des « professionnels de lettres » comme Auguste Comte, et, plus près de nous, comme Littré, comme Taine, comme Renan même, et vingt autres qu’on pourrait citer, se sont réclamés de la science, est-ce que la science les a récusés ? Est-ce qu’elle a repoussé
l’alliance qu’ils lui offraient ? Est-ce que le triomphe de leurs idées n’a pas été son triomphe autant que le leur ? La science peut donc bien avoir aujourd’hui le droit de passer leurs idées comme au crible et de n’en retenir que ce qu’elle y reconnaît de conforme à ses propres certitudes. Elle n’a pas le droit de renier ses anciens alliés ! Car elle leur est redevable d’une part au moins de son prestige et de sa « popularité ». S’ils ont parlé pour elle avec un peu d’imprudence peut-être, et sans y être en quelque sorte dûment autorisés, la science n’a pas moins profité de leur enthousiasme pour elle et de leur talent. Ce sont eux qui ont gagné sa cause, et non pas les inventeurs du gaz d’éclairage ou de la chaudière tubulaire. S’ils ne se sont point illustrés par des découvertes personnelles et proprement « scientifiques », c’est eux qui ont assuré, dans le temps où nous sommes, la domination de la « science » sur les esprits. Et voilà pourquoi, les « promesses » qu’ils ont faites en son nom, la science nous en est aujourd’hui comptable, parce qu’un honnête homme ne répond pas seulement des traites qu’il a tirées, mais encore de celles qu’il a endossées !</p><p>3° C’est aussi bien ce que font les vrais savants, et aux textes cités dans l’article, c’est ce qui nous dispense d’en ajouter d’autres : ceux de M. Berthelot nous suffisent, — dans son article de la <title>Revue de Paris</title>, du 1<hi rend="sup">er</hi> février 1895, sur <title>la Science et la Morale</title>. Je ne parle pas ici, ni pour le moment, du fond de l’article : je n’en retiens que la conclusion : <quote>« Nous voyons chaque jour comment l’application des doctrines scientifiques à l’industrie accroît continuellement la richesse et la prospérité des nations… L’application des mêmes doctrines diminue sans cesse les douleurs… et augmente la durée moyenne de la vie. L’histoire du siècle présent prouve également à quel point le sort de tous a été amélioré par les idées
nouvelles… Telles sont les conséquences de la méthode scientifique. <hi rend="i">C’est ainsi que le triomphe universel de la science arrivera à assurer aux hommes le maximum possible de bonheur et de moralité</hi>. »</quote> Ni Condorcet ni Renan n’avaient rien dit de plus ; et tout ce qu’ils nous avaient promis, on le voit, un autre « secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences » nous le promet à son tour. Que reste-t-il après cela des prétendues « réponses » où l’on m’a reproché d’avoir attribué à la science des ambitions qu’elle n’aurait jamais eues ?</p></note>.</p>
<p>Serrons cependant la question de plus près. En fait, les sciences physiques ou naturelles nous avaient promis de supprimer « le mystère ». Or, non seulement elles ne l’ont pas supprimé, mais nous voyons clairement aujourd’hui qu’elles ne l’éclairciront jamais. Elles sont impuissantes, je ne dis pas à résoudre, mais à poser convenablement les seules questions qui importent : ce sont celles qui touchent à l’origine de l’homme, à la loi de sa conduite, et à sa destinée future. L’inconnaissable nous entoure, il nous enveloppe, il nous étreint, et nous ne pouvons tirer des lois de la physique ou des résultats de la physiologie aucun moyen d’en rien connaître. J’admire autant que personne les immortels travaux de Darwin, et quand on compare l’influence de sa doctrine à celle des découvertes de Newton, j’y souscris volontiers. Mais quoi ! Pour descendre peut-être du singe, — ou le singe et nous d’un commun ancêtre, — en sommes-nous plus avancés ? et que savons-nous de la vraie question de nos origines ? <quote>« Dans l’hypothèse mosaïque de la création, — dit Hæckel, — deux des plus importantes propositions fondamentales de la théorie de l’évolution se montrent à nous avec une clarté et une simplicité surprenantes. »</quote> Mais, de plus, ajouterons-nous, « l’hypothèse mosaïque de la création » nous donne une réponse à la question de savoir <hi rend="i">d’où nous venons</hi>, et la théorie de l’évolution ne nous en donnera jamais<note n="8" place="bottom" resp="author">
<p>A cette observation, je me suis étonné de la réponse imprévue que m’a faite M. Berthelot.</p>
<quote>« Le mystique, dit-il, qui prétendrait diriger sa vie et ses affaires privées <hi rend="i">d’après les seules notions du merveilleux serait bien vite perdu</hi>. L’histoire générale et la pathologie mentale montrent que les peuples et les particuliers qui ont adopté les mystères et l’inspiration divine comme guides fondamentaux ne tardent pas à être précipités dans une ruine morale, intellectuelle et matérielle, irréparable. »</quote>
<p>On serait curieux, en vérité, de savoir qui sont ces « peuples » dont parle ici le savant chimiste ! Sont-ce les Romains, sont-ce les Grecs, sont-ce les Égyptiens, qui ont pris pour « guides fondamentaux » l’inspiration divine et le mystère ? Et autour de nous, dans notre monde moderne, est-ce que, pour être beaucoup plus préoccupés que nous ne le sommes en France des questions religieuses, la Russie, l’Angleterre, les États-Unis d’Amérique s’en portent plus mal ? Mais il en est des « peuples » comme des hommes : ils meurent… parce qu’ils sont « mortels », quand ils ont fait leur temps, et parce que, fort heureusement, on ne peut pas vivre toujours.</p><p>Que vient faire encore ici « la pathologie mentale ? » Ce n’est pas, que je sache, Bossuet ni Calvin qui sont morts « fous » ou « gâteux » ? ou voudrait-on dire par hasard que, de tous les hommes, il n’y a d’assurés d’échapper à la « paralysie générale » que les « géomètres et les physiciens ». Ce serait un précieux privilège.</p>
<p>Mais qu’est-ce encore que diriger sa vie « d’après les seules notions du merveilleux » et pour quels lecteurs notre savant croyait-il écrire ? Le « merveilleux » n’est pas le « mystère », et M. Berthelot se moque ! S’il y a des « notions du merveilleux », — je veux dire si cette expression signifie quelque chose, — ce sont peut-être les « spirites » qui dirigent leur vie d’après elles, mais le « spiritisme » et le « spiritualisme » font deux. Plus j’ai relu cette phrase et moins j’y ai trouve de sens. Assurément cela est « d’une personne étrangère à l’esprit philosophique. » J’aime d’ailleurs à penser que, dans les « questions scientifiques », M. Berthelot apporte, à l’habitude, plus de précision et de perspicacité.</p>
</note>. Ni l’anthropologie, ni l’ethnographie, ni la linguistique ne nous en donneront non plus jamais une à la question de savoir <hi rend="i">ce que nous sommes</hi> ; et soutiendront-elles, par hasard, qu’elles ne nous l’ont jamais promis ? Il serait trop aisé de montrer qu’elles ne se sont pas proposé d’autre objet. <quote>« Je suis convaincu, — a dit Renan, — qu’il y a une science des origines de l’humanité qui sera construite un jour non par la spéculationabstraite, <hi rend="i">mais par la recherche scientifique…</hi> Quelle est la vie humaine qui, dans l’état actuel de la science, suffirait à explorer tous les côtés de cet unique problème ?… Et si l’on ne l’a pas résolu, <hi rend="i">comment dire qu’on sait l’homme et l’humanité</hi><note n="9" place="bottom" resp="author"><title>L’Avenir de la science</title>, p. 163.</note> »</quote> ? Mais nous pouvons être assurés aujourd’hui que les sciences naturelles ne nous le diront pas. Ce que nous sommes, en tant qu’animal, elles nous l’apprendront peut-être ! Elles ne nous apprendront pas ce que nous sommes en tant qu’hommes. Quelle est l’origine du langage ? quelle est celle de la société ? quelle est celle de la moralité ? Quiconque, dans ce siècle, a tenté de le dire, y a échoué misérablement, parce que, ne pouvant concevoir l’homme sans la moralité, sans le langage ou en dehors de la société, ce sont ainsi les éléments mêmes de sa définition qui échappent à la compétence, aux méthodes, aux prises enfin de la science. Ai-je besoin d’ajouter qu’à plus forte raison les sciences naturelles ne décideront pas la question de savoir <hi rend="i">où nous allons</hi> ? Qu’est-ce que l’anatomie, la physiologie, l’embryologie même nous ont appris de notre destinée ? Elles nous avaient cependant promis de nous expliquer, ou de nous révéler notre nature ; et, de la connaissance de notre nature, devait suivre celle de notre destinée, puisqu’en effet c’est sa destinée qui détermine la vraie
nature d’un être<note n="10" place="bottom" resp="author">Un jeune professeur de philosophie, — je l’appelle jeune, parce qu’il me traite en vieillard, — a fort obligeamment relevé cette phrase dans la <title>Revue de métaphysique et de morale</title>, pour se demander si elle n’était pas à l’envers. Mais en disant que « c’est la destinée d’un être qui détermine sa vraie nature », je crois bien avoir dit ce que je voulais dire, et non pas le contraire, et je m’étonne un peu qu’un philosophe, qui sait ce que c’est qu’une cause finale, ne m’ait pas compris tout de suite. Par exemple, il importe beaucoup à la conduite de la vie humaine de savoir si l’objet de cette vie est contenu et comme enfermé dans les limites de l’existence actuelle, ou au contraire s’il les dépasse. Toute la morale en peut être changée. Si nous nous anéantissons tout entiers en mourant, beaucoup de vertus nous sont encore possibles, — je n’ai garde d’en disconvenir, — mais nous ne traiterons pas de la même manière les instincts que nous trouvons en nous. La détermination de notre vraie nature dépend donc étroitement de la connaissance de notre destinée. Si nous connaissions notre destinée, nous connaîtrions assurément notre nature, mais si nous connaissions entièrement notre nature, au contraire, nous ne connaîtrions pas nécessairement notre destinée. Cela est d’un autre ordre, et rentre dans un autre plan, qui pourrait nous échapper. La connaissance du tout emporte celle des parties, mais la réciproque n’est pas vraie, et nous pouvons connaître des parties déterminées d’un tout, en en ignorant les autres.</note>. Mais leurs recherches et leurs découvertes, — dont je ne méconnais pas au surplus l’intérêt — n’ont abouti finalement qu’à fortifier en nous notre attache à la vie, ce qui semble, en vérité, le comble de la déraison chez un être qui doit mourir.</p>
<p>Les sciences philologiques ont-elles mieux tenu leurs promesses ? Hélas ! en ce moment même, je les ai là, sous les yeux, tous ces livres, fameux naguère, où nous avons avidement cherché la réponse à nos doutes ; et, en somme, qu’ont-ils établi ? Dans la philosophie de la Grèce et de Rome, les humanistes s’étaient formellement engagés à nous montrer le christianisme tout entier ! Mais ils n’ont oublié qu’un point : c’est de nous dire pourquoi, si le christianisme était déjà tout entier dans l’hellénisme, il n’en est pas sorti. Là pourtant est toute la question, et quand on retrouverait l’un après l’autre, dans les <title>Pensées</title> de Marc-Aurèle ou dans le <title>Manuel</title> d’Épictète, les « membres épars » du <title>Sermon sur la montagne</title> ; quand l’inspiration stoïcienne, essentiellement aristocratique, ne serait pas, à vrai dire, le contraire de celle de l’Évangile ; il resterait encore, il restera toujours que le <title>Sermon sur la montagne</title> a conquis le monde, et que ni le <title>Manuel</title> ni les <title>Pensées</title> n’ont rien engendré. Après comme avant les travaux de nos hellénistes, il demeure dans le christianisme quelque chose d’inexplicable par Aristote et par Platon, une vertu singulière, une puissance unique de propagation et de vie ; — et c’est ce que confirment les travaux des hébraïsants<note n="11" place="bottom" resp="author">
<p>Ceci, pour ne rien dire de la critique orthodoxe ; c’est ce que les Scherer et les Renan ont clairement montré.</p>
<quote>« Qu’on tourne la question comme on voudra, disait Scherer, on arrivera toujours à ce résultat que le christianisme diffère de l’hellénisme en ce qu’il est une religion, qu’il est une religion, parce qu’il prétend aune origine surnaturelle, et que sa vertu vient précisément de ce caractère de révélation… L’hellénisme est quelque chose de très grand et de très beau, mais il n’est qu’une philosophie, et il est condamné à rester sans influence sur les masses, sans contact même avec elles, un objet d’admiration et un aliment spirituel pour une imperceptible élite de l’humanité. Ainsi, ce qui est irrationnel est une puissance, tandis que ce qui est purement humain et raisonnable est stérile. »</quote>
<p>On ne saurait mieux dire. C’est pourquoi nous démontrerons, si nous le voulons, et autant que nous le pourrons « les beautés » de l’hellénisme en général et du stoïcisme en particulier ; nous établirons que les dogmes du christianisme ne sont qu’une greffe hellénique entée sur un tronc judaïque ; après quoi, si le tronc est judaïque, cela suffit d’abord à changer la qualité de la sève ; et il reste à déterminer non seulement comment, dans quelle mesure, pour quelle raison, le christianisme s’est approprié quelques-unes des idées de la philosophie grecque, mais en vertu de quel principe intérieur il les a organisées et refondues à son usage ou à son image.</p>
<p>C’est ainsi que nous-mêmes nous ne devenons pas les viandes ni les herbes dont nous faisons notre nourriture ; mais nous nous les assimilons ; et « par la vertu de l’idée directrice » qui maintient en nous notre type, nous nous les convertissons en sang et en <hi rend="i">humanité</hi>.</p>
</note>.</p>
<p>Car eux aussi, les hébraïsants, ils nous avaient promis de dissiper ce qu’il y a d’« irrationnel » et de « merveilleux » dans l’histoire des origines du christianisme ou dans celle du « peuple de Dieu ». Ils devaient nous montrer dans la Bible un livre comme un autre, — le <title>Mahabahrata</title> du sémitisme, l’<title>Iliade</title> ou l’<title>Odyssée</title> d’Israël ; — et il est vrai que, jusqu’à ce jour, tous les efforts de la philologie n’ont pu réussir à dater avec certitude ni l’<title>Odyssée</title>, ni le <title>Mahabahrata</title> ! Mais c’est surtout à l’occasion de la Bible que leurs systèmes, aussi nombreux qu’arbitraires, se sont heurtés les uns les autres, et qu’après avoir vainement tenté de les concilier sous la loi d’une indifférence voisine du scepticisme, ils ont dû reconnaître que leur érudition avait plutôt embrouillé ce qu’elle s’était flattée d’éclaircir. C’est ainsi qu’il n’y a pas moins de six ou sept opinions sur l’origine ou sur l’auteur du <title>Pentateuque</title> ; et que, s’il nous plaît d’en dater la composition du temps de Josué par exemple, ou de Saül, ou de David, ou de Salomon, ou de Josias, ou de la captivité de Babylone, ou d’Esdras, ou de Néhémias, ou des premiers Ptolémées, ou des Macchabées même, on le peut ; et les maîtres de la philologie moderne en fourniront les raisons qu’on voudra. Comptez encore ce qu’il y a de théories sur la date et sur l’auteur du quatrième Évangile ! Et, au bout de tout cela, quand on se demande quels sont enfin les résultats de cette débauche de critique, les fortes paroles de Bossuet sont encore celles qui reviennent invinciblement en mémoire : <quote>« Qu’on me dise s’il n’est pas constant que, de toutes les versions et de tout le texte quel qu’il soit, il en reviendra toujours les mêmes lois, les mêmes miracles, les mêmes prédictions, la même suite d’histoire, <hi rend="i">le même corps de doctrine et enfin la même substance</hi> ?<note n="12" place="bottom" resp="author"
><title>Discours sur l’Histoire universelle</title>, part. II, chap. 28.</note> »</quote> Il a raison ! même substance, et même « suite d’histoire » ! histoire unique, de l’aveu même d’un Renan ! substance irréductible ! Quoi que ce soit, il y a quelque chose, dans l’histoire du « peuple de Dieu », qui ne se retrouve dans aucune autre. Quelque ambition qu’on ait affectée de la « rabattre », pour ainsi parler, sur le plan des autres histoires, on n’y a point réussi. De telle sorte que si, par un détour imprévu d’elle-même, l’exégèse, un jour ou l’autre, se trouvait avoir ainsi confirmé ce qu’elle avait prétendu détruire, il ne faudrait pas s’en étonner<note n="13" place="bottom" resp="author">
<p>Ces observations, que je ne croyais pas autrement téméraires, ont cependant scandalisé les savants exégètes de la <title>Revue chrétienne</title>, ceux du <title>Temps</title> et ceux du <title>Journal de Genève</title>. Mais ce sont peut-être les mêmes !</p>
<p><quote>« Eh quoi ! se sont-ils écriés ; l’exégèse, la gloire du dix-neuvième siècle, la reine des sciences philologiques, Lessing et Paulus, de Wette et Strauss, Baur et Schvregler, Ewald et Olshausen, puis encore, Lepsius et Rawlison, Bumouf, Renan lui-même, tous ceux qui, de notre temps, égyptologues et assyriologues, indianistes ou hébraïsants, philologues, lexicologues, ethnographes, anthropologistes, ont renouvelé la face de l’histoire, et en un certain sens l’idée même que nous nous formions de l’esprit humain, c’est ainsi qu’on les traite ! »</quote> Ils pouvaient ajouter, ils le peuvent, s’ils le veulent : <quote>« Celui qui les traite ainsi, c’est un de leurs disciples, sinon de leurs élèves, un de ces enfants ingrats, comme dit La Bruyère, “qui battent leur nourrice !” C’est un homme qui, si peu qu’il ait fait, ne l’a fait qu’après eux, sur leurs traces, en leur empruntant leurs principes et leurs méthodes ! »</quote> Et j’en tombe d’accord avec eux ; et je conviens qu’après les livres d’histoire naturelle générale, il n’en est pas que j’aie lus, que je lise encore plus volontiers, avec plus de fruit que les livres d’exégèse. Faut-il le répéter, si je crois bien l’avoir dit vingt fois ? l’un des plus beaux livres de ce siècle, où j’ai le plus appris, c’est celui d’Eugène Burnouf, <title>l’Introduction à l’histoire du bouddhisme indien</title>; et, de l’œuvre entière de Renan, je ne sais s’il est rien que je préfère à son <title>Histoire des Langues sémitiques</title>. Quel dommage qu’elle soit inachevée !</p>
<p>Mais, après tout cela, je n’en maintiens pas moins mon observation, et je ne l’explique pas, à vrai dire, mais je la précise.</p>
<p>Il n’y a qu’une question à résoudre, et quand je dis qu’il n’y en a qu’une, c’est que je crois qu’il n’y en a pas deux : <hi rend="i">Jésus-Christ est-il ou n’est-il pas Dieu</hi> ? On tourne autour ; on équivoque, on répète avec J.-J. Rousseau : <quote>« Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un Dieu »</quote>, ce qui n’est qu’une phrase ! Mais on ne saurait échapper à la nécessité de répondre, de répondre par oui ou par non, et bien loin de nous y aider, je soutiens que l’exégèse ne nous sert qu’à nous dérober. Cette seule question tranchée, toutes les autres suivent, sans en excepter celle de la révélation, ou du surnaturel, comme on le voit sans doute, et aussi longtemps qu’on ne l’a pas tranchée, on n’a rien fait.</p>
<p>Accordons en effet à l’exégèse rationaliste la vérité de ses conclusions et tenons-les pour définitivement établies. Admettons que, depuis le troisième ou le quatrième siècle, le christianisme se soit propagé, développé, soutenu par des moyens purement humains. Supposons que le dogme chrétien, sa métaphysique et sa morale ne soient que des « adaptations » de la philosophie grecque aux exigences du texte biblique. Consentons que les Évangiles ne soient ni de leurs auteurs ni du temps que leur assigne la tradition de l’Église. Qu’en résulterait-il ? En serait-il moins vrai qu’à une époque déterminée, sur les bords du lac de Génésareth, un homme a paru qui s’est dit, qui s’est cru, et que l’on a cru fils de Dieu ? Le caractère général de son enseignement ou de sa prédication en est-il changé dans son fond ou modifié dans sa teneur essentielle ? Son œuvre en est-elle moins ce qu’elle est ? Et si non, qui ne voit que la question subsiste tout entière et qu’elle est, comme nous disions, la seule : « Était-il ou n’était-il pas Dieu ? »</p>
<p>C’est ce que Bossuet voulait dire. On ne saurait mettre la question de la divinité de Jésus à la merci d’une chicane de grammaire ou de chronologie, et la crédibilité des Évangiles n’a rien de commun avec le problème du « surnaturel ». Si Jésus n’était pas Dieu, nous avons le droit de nier sa « mission » ou ses « miracles ». Mais s’il était Dieu, c’est sa divinité qui rend ses « miracles » ou sa a mission » probable. Et dans l’un comme dans l’autre cas, orthodoxe ou rationaliste, l’exégèse a dû prendre intérieurement son parti de répondre dans un sens ou dans l’autre avant même que de procéder à ses investigations. Ou en d’autres termes encore : elle ne peut retrouver dans ses conclusions que ce que contenaient déjà ses prémisses ; — et la majeure en est toujours une affirmation ou une négation de la divinité du Christ.</p>
</note>. Et ce qu’il faut dire, en attendant, c’est que, bien loin d’avoir expulsé de l’histoire du christianisme l’« irrationnel » ou le « merveilleux », elle les y a réintégrés, puisque, dans l’histoire même du bouddhisme, les analogies d’évolution qu’elle croyait avoir découvertes n’ont pas tenu devant un examen plus attentif et plus consciencieux.</p>
<p>Autre promesse encore, à laquelle ont manqué les orientalistes à leur tour ! Les quelques ressemblances qu’on a signalées entre le bouddhisme et le christianisme, pour être d’ailleurs infiniment curieuses, ne sauraient en effet masquer la différence profonde, la différence intime qui les sépare, ou qui les oppose. J’avoue d’ailleurs sans difficulté que, dans l’état présent de l’érudition, on la sent, cette différence, plutôt qu’on ne saurait la définir. Si quelques-uns de nos orientalistes avaient eu plus d’ouverture ou de largeur d’esprit, ce sont eux, assurément, qui auraient été les plus dangereux adversaires du christianisme. Ils le seront peut-être un jour ! Mais, jusque-là, — comme les hébraïsants et comme les hellénistes, — ils n’ont apporté, eux troisièmes, qu’un élément de trouble dans la discussion ; d’autres raisons de douter, non de croire ; et des commencements d’hypothèses plutôt que des solutions. Ne les a-t-on pas vus soutenir que Çakya-Mouni n’était peut-être qu’un « mythe solaire » ? et s’ils réussissaient, quelque jour, à le démontrer, que subsisterait-il de la comparaison qu’on a tenté si souvent d’établir entre Jésus et Bouddha ?</p>
<p>J’arrive enfin aux sciences historiques, — si ce sont des sciences, — et, comme les sciences naturelles, je ne puis m’empêcher d’observer d’abord qu’elles nous ont appris assurément beaucoup de choses, mais aucune de celles que nous attendions de leurs progrès. Les rois de Rome ont-ils existé, par exemple, ou ne sont-ils, peut-être, eux aussi, que des « mythes solaires » ? Voilà sans doute ce qu’on appelle une « jolie question », mais, à vrai dire, que nous importe ? et quel intérêt a-t-elle bien en soi ? La grande question est ici de savoir s’il existe <hi rend="i">une loi de l’histoire</hi>, et dans quelle mesure nous y sommes asservis. Cependant, c’est justement ce que nous ignorons, et je crains qu’on ne doive ajouter : c’est ce que nous ignorerons toujours. Sommes-nous nos maîtres ? ou sommes-nous les esclaves de quelque « force majeure » ? nous acheminons-nous vers quelque but assuré ? ou l’histoire n’est-elle que le « lieu », pour ainsi parler, du désordre et de l’incohérence ? Ni la paléographie, ni la diplomatique, ni l’archéologie ne nous ont donné là-dessus de réponse. Elles nous en devaient une, pourtant, si nous ne les avions inventées, selon l’expression de Renan, que pour constituer la science des « produits de l’esprit humain », et si cette science n’avait pour objet que d’augmenter, que de préciser, que de « théorétiser » notre connaissance de l’homme. <quote>« Quand on écrit sur les maîtres de Ninive, ou sur les Pharaons d’Égypte, on peut n’avoir qu’un intérêt historique ; mais le christianisme est une puissance tellement vivante et la question de ses origines implique de si fortes conséquences pour le présent le plus immédiat, qu’il faudrait plaindre l’imbécillité des critiques qui ne porteraient à ces questions qu’un intérêt purement historique. »</quote> Ces paroles sont de J.-F. Strauss<note n="14" place="bottom" resp="author"><title>Nouvelle Vie de Jésus</title>, préface de l’auteur, p. <num>ix</num>.</note>. Mais nous dirons,
nous, que, même quand on écrit sur « les Pharaons d’Égypte » ou sur « les maîtres de Ninive » on est tenu d’une autre obligation, plus haute, mais non moins rigoureuse, que de rétablir la succession des rois pasteurs ou de décrire avec exactitude le palais de Khorsabad. Si c’est donc l’obligation à laquelle nous avons vu, depuis cinquante ou soixante ans, les sciences historiques s’efforcer de se soustraire, il ne faut pas qu’elles s’étonnent de se l’entendre quelquefois reprocher. Le zend ou l’assyrien n’ont pas été créés pour qu’on les enseignât dans une chaire du Collège de France ou de l’Université de Berlin ; l’érudition n’a pas son objet en elle-même ; et de même que les sciences juridiques ne sauraient se détacher d’une philosophie du droit, les sciences historiques ne sont qu’une curiosité vaine, si leurs moindres recherches ne tendent pas à la philosophie de l’histoire.</p>
<p>Si ce ne sont pas là des « banqueroutes » totales, ce sont du moins des « faillites » partielles, et l’on conçoit assez aisément qu’elles aient ébranlé le crédit de la science. Qui donc a prononcé cette parole imprudente <quote>« que la science ne valait qu’autant qu’elle peut rechercher ce que la religion prétend enseigner » ?</quote> et encore celle-ci, <quote>« que la science n’a vraiment commencé que le jour où la raison s’est prise au sérieux et s’est dit à elle-même : tout me fait défaut, de moi seule me viendra mon salut »</quote> ? Taisez-vous, en ce cas, raison imbécile ! aurait sans doute répondu Pascal ; et, à la vérité, nous ne saurions dire ce qu’il en sera dans cent ans, dans mille ans ou deux mille ans d’ici ; mais, pour le moment, et pour longtemps encore, il semble que la raison soit impuissante à se délivrer seulement de ses doutes, bien loin de pouvoir faire elle-même son salut ; et s’il est vrai que depuis cent ans la science ait prétendu remplacer « la religion », la science, pour le moment et pour longtemps encore, a perdu la partie.</p>
<p>Incapable de nous fournir un commencement de réponse aux seules questions qui nous intéressent, ni la science en général, ni les sciences particulières, — physiques ou naturelles, philologiques ou historiques, — ne peuvent plus revendiquer, comme elles l’ont fait, depuis cent ans, le gouvernement de la vie présente. A défaut d’une certitude entière, mathématique et raisonnée, si nous avons l’impérieux besoin de nous former une idée de ce que nous sommes, et si le lien social ne peut subsister qu’à cette condition, les sciences peuvent nous y aider, mais il ne leur appartient pas de déterminer et encore bien moins de juger cette idée. Pour le moment, dans l’état présent de la science, et après l’expérience que nous en avons faite, la question du libre arbitre, par exemple, ou celle de la responsabilité morale, ne sauraient dépendre des résultats de la physiologie. Le progrès qu’on avait cru faire, avec Taine et sur ses traces, <quote>« en soudant, — selon son expression, — les sciences morales aux sciences naturelles »</quote>, n’a pas été du tout un progrès, mais au contraire un recul. Si nous demandions au darwinisme des leçons de conduite, il ne nous en donnerait que d’abominables<note n="15" place="bottom" resp="author">C’est ici la seule expression que je consente à modifier, comme étant trop absolue dans sa brièveté. Si l’on a tiré du « darwinisme mal entendu » d’odieuses conséquences, on en peut tirer d’autres du darwinisme mieux interprété. C’est ce que j’essaierai prochainement de montrer.</note>. Et, sans doute, d’un darwinisme à peine assuré de la solidité de ses principes, ou d’une physiologie rudimentaire encore, on en peut bien appeler dans l’avenir à une physiologie plus savante ou à un darwinisme mieux entendu ; mais, en attendant, il faut vivre d’une vie qui ne soit pas purement animale, et la science, aucune science aujourd’hui ne saurait nous en donner les moyens.</p>
<p>C’est la raison de la révolution, ou de l’évolution, que nous voyons se produire et dont on trouverait les preuves, au besoin, dans la <title>Bibliographie de la France</title>. Non pas du tout que je me fasse illusion sur les « décadents du christianisme », — c’est le titre d’un livre qui ne tient pas, lui non plus, ce qu’il semblait promettre ; — et je n’abandonnerais volontiers, pour ma part, ni la philologie, ni l’exégèse, même aux « néo-catholiques », ou à nos « symbolistes ». S’il y en a de sincères, j’en sais qui le sont moins, et qui ne croient au fond qu’à eux-mêmes. J’ai moins de confiance encore dans les « néo-bouddhistes », avec leurs exercices, et je n’en mets décidément aucune dans ces nouveaux « mystiques » qu’on voit se délasser d’une traduction de Tauler ou de Ruysbroch en écrivant une pièce pour le Théâtre-Libre. Vingt ans plus tôt, je suis trop sûr qu’ils eussent été naturalistes, et leur mysticité n’est qu’une affaire de mode ou une « réclame » de librairie. Et je n’attribue pas enfin plus d’importance qu’elles n’en ont aux déclamations pieuses qu’on est surpris quelquefois de lire dans <title>le Peuple Français</title> ou dans <title>l’Autorité</title>… Mais il n’en est pas moins vrai que l’évolution se produit, et, déjà, nous commençons d’en discerner quelques-uns des effets<note n="16" place="bottom" resp="author">Quelle est la profondeur et l’étendue de ce « mouvement ? » On m’a encore prêté sur ce point des illusions que j’avais cependant assez clairement dit que je ne me faisais point. Mais que le « mouvement » existe, ceux-là seuls peuvent le nier qui craignent en quelque manière de le « populariser » en le combattant trop ouvertement Le « néo-catholicisme » est un fait, comme disent les savants ; et un fait, d’ailleurs plus ou moins d’importance, mais ce qu’on ne devrait pas avoir besoin d’apprendre aux savants, c’est qu’il faut toujours compter avec lui.</note>. Deux mots suffisent à les résumer : la Science a perdu son
prestige ; et la Religion a reconquis une partie du sien.</p>
</div>
<div>
<head>II</head>
<p><quote>« Toute réaction religieuse profitant d’abord au catholicisme »</quote>, — c’est du moins Renan qui l’a dit, — il n’est pas étonnant qu’un pape politique, s’inspirant le premier des nécessités de l’heure présente, ait conçu l’espérance et formé le projet de diriger le mouvement. C’était assurément son droit. <foreign xml:lang="lat"><hi rend="i">Multæ sunt mansiones in domo patris met</hi></foreign> : et il y a aussi plusieurs aspects, ou, pour ainsi parler, plusieurs faces du christianisme. Puisque jadis, en des temps étrangement confus, l’Église avait triomphé de cette espèce d’éruption de l’instinct et de cette révolte de la nature, qui fut sans doute l’un des caractères essentiels de la Renaissance, et qu’elle avait même arraché l’empire de l’art au paganisme du <num>xv<hi rend="sup">e</hi></num> siècle ; — puisque, cent cinquante ou deux cents ans plus tard, elle avait pu contrebalancer la redoutable influence du cartésianisme en l’absorbant, et même en s’en aidant pour développer ce qu’il y a de substance rationnelle dans son propre enseignement ; — et puisque, enfin, au début du siècle où nous sommes, elle n’avait pas refusé de traiter avec la Révolution, et qu’elle l’avait pu, sans rien abandonner de ses droits ni surtout céder de son dogme ; — pourquoi, dans un temps comme le nôtre, s’il y a dans sa tradition quelque vertu sociale, et qu’aucune considération de l’ordre temporel n’en gêne plus le libre développement, pourquoi n’essaierait-elle pas de se présenter aux peuples sous ce nouvel aspect d’elle-même, et pourquoi n’y réussirait-elle pas ? Évoluer n’est pas changer, a dit un ancien Père : <foreign xml:lang="lat"><hi rend="i">Quod evolvitur… non ideo proprietate mutatur</hi></foreign> : c’est l’expression même de saint Vincent de Lérins. L’épanouissement des frondaisons de l’arbre n’est pas une « variation » du germe ; et ce n’est pas « changer », ce n’est pas devenir autre, que de développer le contenu de sa loi, puisque, au contraire, c’est achever de devenir
soi-même<note n="17" place="bottom" resp="author">
<p>Voilà déjà longtemps que le point de vue que j’indique a été développé par saint Vincent de Lérins dans son <title>Commomtorium</title>. Bossuet l’a repris dans les deux premiers et dans le sixième de ses <title>Avertissements aux Protestants</title>. Plus près de nous, celui qui devait être le Cardinal Newman en a fait la matière d’un livre tout entier : c’est son <title>Essai sur le développement de la doctrine chrétienne</title>. Paris, 1848.</p>
<p>Il y distingue très subtilement, mais très solidement aussi, le développement d’une idée d’avec sa « perversion » ou sa « corruption ». Les marques ou signes qu’il donne pour caractéristiques de cette distinction sont d’ailleurs extrêmement curieux, comme étant tous tirés des analogies de l’histoire naturelle ; et, si l’on considère la date de cet <title>Essai</title>, j’ose dire qu’à cet égard il prépare ou même il annonce l’« évolution » d’Herbert Spencer et de Darwin. Aussi bien y avait-il déjà quelque chose de cela dans saint Vincent de Lérins.</p>
<p>Enfin, si l’on veut savoir quelle est sur cette matière infiniment délicate et importante, puisqu’en somme il y va de l’avenir dogmatique du christianisme, l’avis actuel du catholicisme et du protestantisme, on consultera, du côté catholique, le traité du cardinal Franzelin : <title>De divina traditione et scriptura</title>, Rome, 1882, troisième édition, pp. 278-288 ; et du côté protestant l’intéressante brochure de M. Sabatier sur <title>l’Évolution des Dogmes</title>, Paris, 1889.</p>
</note>. On ne l’avait pas oublié, mais d’autres soucis, plus pressants, — et notamment celui de soutenir et de repousser l’assaut de la science laïque, — avaient surtout préoccupé les prédécesseurs de Léon XIII. Autre temps, autres soins ! Qui se détacherait aujourd’hui de la communion de l’Église pour des « raisons philologiques » ? Et, d’un autre côté, si l’impuissance de la science physique ou naturelle à supprimer le « mystère » est prouvée, remontons donc maintenant à la source. Invoquons l’esprit de conciliation et de paix. Libres et dégagés des nécessités d’une lutte qui avait réclamé jusqu’ici toute notre activité, ne prolongeons pas d’inutiles controverses. Et après avoir prouvé la vérité ou la « divinité » de la religion par la continuité de son dogme immuable, prouvons-la maintenant par le bien qu’elle peut faire encore à ce monde inquiet et troublé.</p>
<p>C’est ainsi, ou à peu près, que l’on peut essayer de se représenter les intentions du pape Léon XIII, et il semble que, depuis dix-sept ans, tous ses actes comme toutes ses paroles aient tendu à ce grand dessein. Certes, il n’a rien abandonné, ni des droits de l’Église ni de l’autorité du dogme, le pontife qui a écrit les mémorables <hi rend="i">Encycliques</hi> du 28 décembre 1878 sur <title>les Erreurs modernes</title> ; et du 11 août 1879, sur la <title>Philosophie chrétienne</title> ; et du 10 février 1880, sur le <title>Mariage chrétien</title>. Même, la seconde a scandalisé tous ceux à qui, sans doute, elle apprenait pour la première fois que saint Thomas est un des beaux génies dont se puisse honorer l’histoire de la pensée humaine. Mais, en proclamant l’indépendance de l’Église à l’égard des formes de gouvernement, comme en s’occupant des questions ouvrières avec une sollicitude particulièrement active, et comme en travaillant à préparer dans un lointain avenir la réconciliation en une des diverses communions chrétiennes, il a fait trois grandes choses, — dont la première conséquence a été de rendre au catholicisme, et généralement à la religion, leur part d’action sociale.</p>
<quote>
<p>Les catholiques, — écrivait-il dans son <title>Encyclique sur l’origine du pouvoir civil</title>, du 29 juin 1881, — vont chercher en Dieu le droit de commander, et le font dériver de là comme de sa source naturelle, et de son principe nécessaire… Toutefois, il importe de remarquer ici que, s’il s’agit de désigner ceux qui doivent gouverner la chose publique, cette désignation pourra, dans certains cas, être laissée au choix et au jugement du plus grand nombre, <hi rend="i">judicio multiludinis</hi>, sans que la doctrine catholique y fasse le moindre obstacle, <hi rend="i">non adversante neque repugnante doctrina catholica…</hi> Il n’est pas question davantage des différents régimes politiques, et il n’existe pour l’Église aucune raison de ne pas approuver le gouvernement d’un seul ou celui de plusieurs, pourvu seulement qu’il soit juste et qu’il s’applique au bien commun. Aussi n’est-il point interdit aux peuples<note n="18" place="bottom" resp="author">Il y a ici, dans les traductions françaises : « Sous réserve des droits acquis », ce qui me semble une traduction trop libre et quelque peu abusive du latin <hi rend="i">Salva justitia</hi>.</note>… de se donner telle forme politique qui s’adaptera mieux ou à leur génie propre, ou à leurs traditions et à leurs coutumes.</p> </quote><p>Ces paroles sont assez claires ! Mais les idées mûrissent lentement dans l’esprit de Léon XIII, et c’est justement ce qui donne à tout ce qu’il dit tant de poids et d’autorité. Il a donc voulu revenir, à plusieurs fois, sur cette grande question, et on lit, dans la <title>Lettre aux cardinaux français</title>, du 3 mai 1892 :</p>
<quote>
<p>Nous l’avons expliqué, et <hi rend="i">nous tenons à le redire</hi>, pour que personne ne se méprenne sur notre enseignement. Un de ces moyens (d’atteindre et de réaliser l’union) est d’accepter sans arrière-pensée, avec cette loyauté qui convient au chrétien, le pouvoir civil, dans la forme où, de fait, il existe. Ainsi fut accepté en France le premier Empire au lendemain d’une effroyable et sanglante anarchie ; ainsi furent acceptés les autres pouvoirs, soit monarchiques, soit républicains, qui se succédèrent jusqu’à nos jours.</p>
<p>… Lors donc que, dans une société, il existe un pouvoir constitué et mis à l’œuvre, l’intérêt commun se trouve lié à ce pouvoir, et l’on doit, pour cette raison, l’accepter tel qu’il est. C’est pour ce motif et dans ce sens que Nous avons dit aux catholiques français : « Acceptez la République, c’est-à-dire le pouvoir constitué et existant parmi vous ; respectez-le ; soyez-lui soumis comme représentant le pouvoir venu de Dieu ».</p> </quote><p>Son langage n’a pas été moins net, ni moins conciliant, sur la question ouvrière. Dans <hi rend="i">l’Encyclique</hi> du 29 juin 1881, après avoir défini l’inquiétude qui travaille les sociétés modernes, il poursuivait en ces termes hardis :</p>
<quote>
<p>Ce qu’il y a de plus grave, c’est que, au milieu de tant de périls, les chefs des États ne semblent disposer d’aucun remède propre à rétablir la paix dans les esprits et l’ordre dans la société. On les voit s’armer de la puissance des lois et sévir avec vigueur contre les perturbateurs du repos public. Mais s’il n’y a rien de plus juste, ils feraient bien de considérer qu’un système de pénalités, quelle qu’en soit la force, ne suffira jamais à sauver les nations : <foreign xml:lang="lat"><hi rend="i">vint nullarn pœnarum futuram tantam qitæ conservare respublicas sola possit</hi></foreign>. « La crainte, comme l’enseigne excellemment saint Thomas, est un fondement infirme. » Vienne l’occasion qui permet d’espérer l’impunité, ceux que la crainte seule a soumis se soulèveront avec d’autant plus de passion contre leurs chefs que la terreur les avait jusque-là contenus avec plus de violence. D’ailleurs la terreur même jette ordinairement les hommes dans le désespoir ; le désespoir leur inspire l’audace ; et l’audace les précipite dans les attentats les plus monstrueux.</p> </quote><p>Mais, si le remède est dans le retour aux principes chrétiens, ces principes ont des applications immédiates et pratiques et le pape les a mis en lumière dans la célèbre <hi rend="i">Encyclique</hi> du 15 mars 1891 <title>sur la Condition des ouvriers</title> :</p>
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<p>La raison formelle de toute société est une et commune à tous ses membres, grands et petits. Les pauvres, au même titre que les riches, sont de par le droit naturel des citoyens, c’est-à-dire du nombre des parties vivantes dont se compose, par l’intermédiaire des familles, le corps entier de la nation, pour ne pas dire qu’en toutes les cités ils sont le grand nombre… Comme donc il serait déraisonnable de pourvoir à une classe de citoyens, et d’en négliger l’autre, il devient évident que l’autorité publique doit prendre les mesures voulues pour sauvegarder le salut et les intérêts de la classe ouvrière…</p>
<p>Pour ce qui est des intérêts physiques et corporels, l’autorité publique doit tout d’abord les sauvegarder, en arrachant les malheureux ouvriers aux mains de ccs spéculateurs qui, ne faisant point de différence entre un homme et une machine, abusent sans mesure de leurs personnes pour satisfaire d’insatiables cupidités. Exiger une somme de travail qui, en émoussant toutes les facultés de l’âme, écrase le corps et en consume les forces jusqu’à l’épuisement, c’est une conduite que ne peuvent tolérer ni la justice ni l’humanité…</p>
<p>La violence des révolutions politiques a divisé le corps social en deux classes et creusé entre elles un abîme immense. D’une part, la toute-puissance dans l’opulence : une faction qui, maîtresse absolue de l’industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer en elle toutes les sources… de l’autre, la faiblesse dans l’indigence : une multitude, l’âme ulcérée, toujours prête au désordre. Que l’on stimule l’industrieuse activité du peuple par la perspective d’une participation à la propriété du sol, et l’on verra se combler peu à peu l’abîme qui sépare l’opulence de la misère, et s’opérer le rapprochement des deux classes.</p> </quote><p>Citons encore ce passage de la <title>Lettre sur la Question ouvrière</title>, à M. G. Decurtins, du 7 août 1893 :</p>
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<p>S’il y a un motif grave et juste pour lequel l’autorité publique ait le droit d’intervenir pour protéger par des lois la faiblesse des ouvriers, on ne pourra pas assurément en trouver de plus grave et de plus juste que la nécessité de venir en aide à la faiblesse des enfants et des femmes.</p>
<p>Et d’autre part, il est évident pour tous combien serait imparfaite la protection donnée au travail des ouvriers si elle l’était par des lois différentes que chaque peuple élaborerait pour son compte, car les marchandises diverses venues de divers pays se rencontrant sur le même marché, certainement la réglementation imposée ici ou là au travail des ouvriers aurait cette conséquence que les produits de l’industrie d’une nation se développeraient au préjudice d’une autre.</p> </quote><p>Mais déjà, sans doute, quand il écrivait cette dernière phrase, une idée encore plus hardie s’élaborait dans l’esprit de Léon XIII, et déjà son active imagination voyait s’ouvrir les perspectives de <hi rend="i">l’Encyclique</hi> du 20 juin 1894 sur <title>l’Unité catholique</title> :</p>
<quote>
<p>Pendant que notre esprit s’attache à ces pensées, — de réconciliation des Églises orientales avec l’Église latine, — et que notre cœur en appelle de tous ses vœux la réalisation, nous voyons là-bas, dans le lointain de l’avenir, se dérouler un nouvel ordre de choses, et nous ne connaissons rien de plus doux que la contemplation des immenses bienfaits qui en seraient le résultat naturel. L’esprit peut à peine concevoir le souffle puissant qui saisirait soudain toutes les nations, alors que la paix et la tranquillité seraient bien assises ; que les lettres seraient favorisées dans leurs progrès ; et que, parmi les agriculteurs, les ouvriers, les industriels, il se fonderait sur les bases chrétiennes que nous avons indiquées, de nouvelles sociétés capables de réprimer l’usure, et d’élargir le champ des travaux utiles : <foreign xml:lang="lat"><hi rend="i">quarum ope vorax reprimatur usura, et utilium laborum campus dilatetur</hi></foreign>.</p> </quote><p>Et, dans un autre endroit :</p>
<quote>
<p>Nous n’ignorons pas ce que demande de longs et pénibles travaux l’ordre de choses dont nous voudrions la restauration, et plus d’un pensera peut-être que nous donnons trop à l’espérance… Mais nous supplions les princes et les gouvernants, au nom de leur clairvoyance politique et de leur sollicitude pour les intérêts de leurs peuples, de vouloir équitablement apprécier nos desseins et les seconder de leur autorité… Le siècle dernier laissa l’Europe fatiguée de ses désastres, tremblante encore des convulsions qui l’avaient agitée. Le siècle qui marche à sa fin ne pourrait-il pas, en retour, transmettre comme un héritage, au genre humain, quelques gages de concorde, et l’espérance des grands bienfaits que promet l’unité de la foi chrétienne ?</p> </quote><p>Ce sont là de nobles paroles, dont la noblesse n’est égalée que par la sincérité de l’émotion qui les anime ; et certes, aucun rêve, — si les expressions du Saint-Père lui-même nous autorisent peut-être à nous servir de ce mot, — ou aucune espérance, ne saurait mieux convenir et aux aspirations de cette fin de siècle, et au caractère de l’illustre vieillard qui gouverne à peu près souverainement la croyance de 200 millions d’hommes. Il a compris ce que l’on attendait du plus grand pouvoir moral qui soit parmi les hommes, et le plus ancien. Résolument, il a lancé la barque de saint Pierre sur la mer orageuse du siècle, et ni l’impétuosité des vents, ni le tumulte des flots, ni la clameur même des passagers effrayés de sa tranquille audace ne l’ont un seul jour détourné de son but. Et si d’ailleurs il ne l’atteignait pas, si cette Providence, dont il ne se regarde que comme l’instrument, ne lui permettait pas de l’atteindre, il n’en aurait pas moins l’impérissable honneur de se l’être à lui-même marqué.</p>
<p>L’avenir lui saura surtout gré de s’être souvenu que le christianisme a commencé par être une religion de pauvres, et que, selon l’insolente et cruelle expression de Voltaire, <quote>« la plus vilecanaille l’avait seule embrassée pendant plus de cent ans »</quote>. Je crains bien que Renan ne voulût dire plus élégamment, et moins franchement, la même chose, quand il nous avertissait de ne pas nous représenter les voyages de Paul et de Barnabé comme ceux <quote>« d’un Livingstone… ou d’un François-Xavier, mais plutôt comme ceux d’ouvriers socialistes répandant leurs idées de cabaret en cabaret »</quote>. Et sans doute il s’est applaudi d’avoir trouvé ce « cabaret » ! <foreign xml:lang="lat"><hi rend="i">Differantur isti superbi, aliqua soliditate sanandi sunt</hi></foreign>. L’Évangile ne rebute point les grands, ni les puissants, ni les sages ; il ne les rejette pas ; mais il les « diffère ». Si c’est justement l’honneur du christianisme, si ç’a été sa force à ses débuts, si peut-être il n’a pas donné de signe plus éclatant ni de preuve plus convaincante de sa mission, que de s’être adressé d’abord aux humbles de ce monde, là aussi est son avenir et, pour ainsi parler, dans la société que nous a faite la philosophie du siècle dernier, là est sa promesse d’éternité<note n="19" place="bottom" resp="author">Sur ce mouvement « socialiste » dont il semble que Léon XIII, après y avoir mûrement réfléchi, se soit emparé dans la célèbre <hi rend="i">Encyclique : De conditione opificum</hi>, pour le contenir, le développer dans un sens conforme à la tradition catholique, et le diriger, le meilleur livre que je connaisse est celui de M. Nitti : <title>Le socialisme catholique</title>. Il a été traduit récemment en français, et il fait partie de la <title>Collection d’auteurs étrangers contemporains</title> que publie l’éditeur Guillaumin.</note>. Aucun pontife ne l’a mieux senti que le pape Léon XIII, ni, l’ayant senti, ne l’a dit avec plus d’abondance de cœur et d’ardeur de
persuasion. Aucun ne l’a redit avec plus d’insistance. Et aucun, surtout, en enseignant à ceux qui peinent l’inutilité de la violence ou de la révolte, et aux heureux du jour ce que leurs obligations envers leurs « frères » ont d’impérieux et d’absolu, ne l’a fait avec un plus vif sentiment de la fraternité humaine, de l’égalité chrétienne, et de la liberté apostolique.</p>
</div>
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<head>III</head>
<p>Nous, cependant, que ferons-nous ? Évidemment, nous ne sacrifierons ni la science, et encore bien moins l’indépendance de notre pensée. Si nous n’admettons pas que la science puisse jamais remplacer la religion, — et nous en sommes convenus peut-être avec assez de franchise, — nous n’admettrons pas non plus qu’on oppose la religion à la science. L’Église aussi bien ne le demande à personne ; et pourquoi le demanderait-elle, si ce n’est pas elle, mais si ce sont comme on l’a vu, les Haeckel et les Renan, qui dans le récit biblique de la création, par exemple, ont reconnu le plus pur esprit de la doctrine évolutive ? J’ajoute que l’impuissance radicale de la science à résoudre les questions d’origine et de fin semble avoir désormais opéré la séparation du domaine respectif de la certitude « scientifique » et de la certitude « inspirée » ? Tenons-le donc pour dûment acquis : la physique ne peut rien, même contre le miracle, puisqu’il se définit par une dérogation de la nature à ses lois ; l’exégèse ne peut rien contre la révélation<note n="20" place="bottom" resp="author">Que « l’exégèse ne puisse rien contre la révélation », et pourquoi, c’est ce que je me suis efforcé de montrer dans une note précédente, — voyez p. 20, 21, 22. — Les mêmes arguments ou les arguments du même genre peuvent servir à montrer que « la physique ne peut rien contre le miracle ». L’absolue nécessité des lois de la nature n’est après tout qu’un postulat dont nous avons besoin pour asseoir le fondement de la science, et rien ne prouve que ce postulat soit autre chose que l’expression d’une loi toute relative de notre intelligence. Aussi bien la notion de la « contingence des lois de la nature » commence-t-elle depuis quelques années à s’introduire dans la métaphysique même ; et on se rend compte de l’abus de raisonnement que l’on commet en niant le surnaturel au nom d’une expérience aussi courte et aussi neuve qu’est la nôtre.</note>; et j’ose bien avancer que, si l’on fonde jamais
une morale purement laïque, une morale indépendante, — je ne dis pas de toute métaphysique mais de toute religion, — ce n’est pas dans la physiologie que nous lui trouverons une base. L’indépendance de notre pensée n’aura donc à souffrir que dans la mesure où la foi serait affaire d’expérience et de raisonnement. Mais, précisément, la foi n’est affaire ni de raisonnement ni d’expérience. On ne démontre pas la divinité du Christ ; on l’affirme ou on la nie ; on y croit ou on n’y croit pas, comme à l’immortalité de l’âme, comme à l’existence de Dieu. C’est pourquoi, comme je le disais, si l’on examine froidement la question, nous n’avons rien à sacrifier. Il n’appartient pas plus à la science d’infirmer ou de fortifier les « preuves de la religion », qu’il n’appartient à la religion de nier ou de discuter les lois de la pesanteur ou les acquisitions de l’égyptologie. Chacune d’elles a son royaume à part ; et puisqu’il ne dépend que de nous de nous rendre les sujets de l’une, ou de l’autre, ou de toutes les deux à la fois, que veut-on, que peut-on demander davantage ? Mais, pouvons-nous également séparer la « morale » de la religion ? C’est une autre question, beaucoup plus grave et plus délicate. Il ne paraît pas, en effet, que la morale ait été de tout temps ni partout nécessairement liée à la religion ; et n’aurait-on pas même le droit de dire que, dans l’antiquité classique, le stoïcisme, entre autres doctrines, ou l’épicurisme même, ne se sont « posés » qu’en « s’opposant » aux pratiques et aux superstitions du paganisme ? Socrate encore a certainement été l’athée des « dieux » d’Aristophane<note n="21" place="bottom" resp="author">J’essaierai peut-être un jour de dire comment je conçois dans leur succession historique les rapports alternatifs de la morale et de la religion. Mais, si la religion et la morale n’ont pas toujours fait corps l’une avec l’autre, je croyais l’avoir dit assez nettement dans cette page. La morale grecque, par exemple, a été
sans aucun doute une conquête assez lente et assez difficile de la philosophie sur le polythéisme hellénique ; et, s’il en fallait croire Ernest Renan, dans son Histoire d’Israël, on en pourrait, on en devrait dire autant de la morale du judaïsme. Mais ce n’est pas moins Scherer qui a raison contre les libres-penseurs de l’espèce de M. Berthelot. « La conscience est comme le cœur et il lui faut un au-delà ! » Ou encore, et de même que dans un alliage ou dans une combinaison de la nature un corps possède et développe des propriétés que n’avaient pas ses éléments, c’est ainsi que l’alliance de la morale et de la religion leur donne à toutes les deux un prix et une portée sociale qu’aucune des deux ne pourrait avoir dans son isolement.</note>. On a soutenu, d’autre part, que la religion était la création de la morale. J’ai sous les yeux, en ce moment même, un livre intitulé : <title>la Religion basée sur la morale</title>. C’est un recueil de conférences prononcées il y a quelques années en Amérique ou en Angleterre, et dont l’intention générale, si je l’ai bien comprise, est d’établir qu’on ne trouve Dieu qu’en le cherchant en soi-même. L’une et l’autre opinion, si différentes qu’elles puissent paraître, n’en reviennent pas moins au même point, qui est de faire de la morale une invention ou une conquête de l’humanité. Mais Edmond Scherer, à mon avis, voyait plus loin et plus profondément, quand il écrivait, en 1884, dans un remarquable article sur la <title>Crise actuelle de la morale</title> : <quote>« Sachons voir les choses comme elles sont : la morale, la vraie, la bonne, l’ancienne, l’impérative, <hi rend="i">a besoin de l’absolu</hi> ; elle aspire à la transcendance ; elle ne trouve son point d’appui qu’en Dieu… La conscience est comme le cœur : il lui faut un au-delà. Le devoir n’est rien, s’il n’est sublime ; et la vie devient chose frivole si elle n’implique des relations éternelles<note n="22" place="bottom" resp="author"><title>Études sur la
littérature contemporaine</title>, t. VIII, p. 182, 183.</note> »</quote>. C’est la vraie manière de poser le problème, et de le résoudre, peut-être. Il n’importe qu’en fait la morale soit sortie de la religion ou la religion de la morale, ni même qu’il y ait eu des religions « immorales », ou des morales « sans Dieu ». J’en dis autant de la question de savoir si nous instituerons quelque jour cette morale purement laïque dont je parlais tout à l’heure. Elle n’est pas mûre ; et l’autre, la première, la question de savoir ce qu’il entrait de « surnaturel » dans la morale, ou de morale dans la « religion » d’un contemporain de Numa Pompilius, est oiseuse, pour le moment, comme n’intéressant que les historiens. Mais ce qui est essentiel, et ce qui est certain, c’est que la morale et la religion ne prennent tout leur sens, elles ne réalisent la totalité de leurs définitions, pour ainsi parler, qu’en se pénétrant l’une l’autre, et si je l’ose dire, qu’en s’amalgamant. <quote>« Une morale n’est rien si elle n’est pas religieuse »</quote>, — c’est encore à Scherer que j’emprunte cette formule, — et, d’une religion, que resterait-il si l’on en ôtait la morale ?</p>
<p>Une manière de le prouver serait de montrer que, depuis tantôt deux mille ans, et jusque dans le siècle où nous sommes, tout ce que l’on a fait d’efforts pour « laïciser » la morale, ou la séculariser, n’a jamais été qu’une déformation, ou une altération, ou un déguisement de quelque idée « chrétienne ». Bayle, autrefois, ou Taine de nos jours, ont essayé de la fonder sur la perversité naturelle de l’homme, et conséquemment sur l’obligation de réfréner, de dompter, d’anéantir en nous les impulsions de l’instinct animal : c’est une idée chrétienne, si c’est le dogme même du péché « originel ». On le voit bien dans cette belle page des <title>Élévations sur les Mystères</title>, si littérale et si symbolique à la fois : <quote>« Contenons les vives saillies de nos pensées vagabondes… nous commanderons en quelque sorte aux oiseaux du ciel ; empêchons nos pensées de ramper toujours dans les nécessités corporelles, comme font les reptiles sur la terre… Ce sera dompter des lions que d’assujettir notre impétueuse colère. Nous dominerons les animaux venimeux quand nous saurons réprimer les haines, les jalousies et les médisances. Nous mettrons le frein à la bouche d’un cheval fougueux, quand nous réprimerons en nous les plaisirs. »</quote> Pareillement, on retrouve une idée chrétienne, celle de la grâce, dans toutes les morales mystiques. On en retrouve une autre, celle de la justice absolue, dans toutes les morales fondées, comme celle de Kant, sur « l’autonomie de la volonté. » Et s’il y a sans doute une morale positiviste, une morale issue de l’idée d’une participation de misères et d’une solidarité d’intérêts qui lierait les unes aux autres, dans l’infini de l’espace et du temps, les générations des hommes, une très belle morale, celle dont George Eliot a donné la plus noble expression : — <quote>« Puissé-je atteindre — Les cieux très purs ! être pour d’autres âmes — Le calice de vaillance en quelque grande agonie, — Allumer de généreuses ardeurs, nourrir
de pures amours, — Être la douce présence du bien partout diffus— Et dans sa diffusion toujours plus intense<note n="23" place="bottom" resp="author">Cité par W. H. Mallock, dans son livre : <title>Is life worth living</title>, p. 81, 82.</note> »</quote> ; — qui ne reconnaît là l’idée même du <hi rend="i">catholicisme</hi> ou de la <hi rend="i">catholicité</hi>, pour mieux dire, mêlée avec l’idée de la vertu du sacrifice ? Tant il est vrai que nous sommes imprégnés de christianisme ! <foreign xml:lang="lat"><hi rend="i">In eo vivimus, movemur et sumus</hi></foreign>. Et si jamais nous le rejetons, ce sera sans doute le fait le plus considérable de l’histoire du monde, — après celui de son institution<note n="24" place="bottom" resp="author">
<p>Si l’on en voulait croire de certains philosophes et de certains savants, — ainsi M. Charles Richet, dans un article de la <title>Revue Rose</title> sur <title>la Banqueroute de la science</title>, en réponse au présent article, — c’est le contraire qu’il faudrait dire ; et la morale de la solidarité, par exemple, ne se serait « posée » qu’en s’« opposant » à la morale du christianisme par un processus de différenciation et de progrès continus. Je ne puis me tenir ici de transcrire un éloquent passage de l’article de M. Richet : <quote>« Quelles idées en morale, s’écrie-t-il, Bossuet avait-il sur la guerre, sur l’esclavage, sur les tortures, sur la liberté de conscience, sur l’égalité des hommes, sur le respect de la vie humaine ? Et quelles idées avons-nous aujourd’hui ? Quel jugement Bossuet portait-il sur les dragonnades, sur la Saint-Barthélemy, sur l’Inquisition, et quels jugements portons-nous aujourd’hui ? »</quote></p>
<p>La réponse est facile à ces interrogations un peu trop sûres d’elles-mêmes. Dans son <title>Abrégé de l’histoire de France</title>, écrit pour le Dauphin, et en partie par le Dauphin lui-même, dont Bossuet se contentait parfois de corriger la « rédaction d’histoire, voici comment il est parlé de la Saint-Barthélemy :</p>
<p><quote>« Pour imprimer davantage la conspiration dans les esprits, on rendit à Dieu des actions de grâces publiques sur la prétendue découverte. <hi rend="i">Ces grimaces n’imposèrent à personne, et l’action qu’on venait de faire fut d’autant plus détestée de tous les gens de bien</hi> qu’on ne put trouver un prétexte qui eût la moindre apparence. <hi rend="i">L’horreur en augmentait tous les jours par les nouvelles qu’on recevait des provinces</hi>. »</quote> Et un peu plus loin, à l’endroit de la mort de Charles IX : <quote>« La manière dont il mourut fut étrange : il eut des convulsions qui causaient de l’horreur, et les pores s’étant ouverts par des mouvements si violents le sang lui sortait de toutes parts. On ne manqua pas de dire que c’était <hi rend="i">avec justice qu’on voyait nager dans son propre sang un prince qui avait si cruellement répandu celui de ses sujets.</hi> »</quote> Ne faudrait-il pas peut-être avoir lu Bossuet avant d’en parler ?</p>
<p>Car alors on ne demanderait pas quelles étaient ses « idées sur la guerre » ; on connaîtrait la <title>Politique tirée de l’Écriture Sainte</title>; et y aurait vu, dans le chapitre intitulé : <hi rend="i">Que Dieu n’aime pas la guerre</hi>, les paroles suivantes : <quote>« Dieu refuse à David son agrément (pour bâtir le temple) en haine du sang dont il voit ses mains toutes trempées. Tant de sainteté dans ce prince n’en avait pu effacer la tache. Dieu aime les pacifiques, et la gloire de la paix a la préférence sur celle des armes, quoique saintes et religieuses »</quote>. Au contraire ce sont les « savants » qui ont proclamé « la sainteté de la guerre » avec leur fausse interprétation de la concurrence vitale, et si quelqu’un en a fait, de nos jours mêmes, l’école de toutes les vertus, c’était encore une autre espèce de savant, puisque c’est le maréchal de Moltke. M. Charles Richet n’est pas toute la « Science » à lui seul, et je connais nombre de savants qui ne font partie de la « Ligue de la paix ».</p>
<p>Ai-je besoin maintenant de justifier Bossuet sur l’article du « respect de la vie humaine » ou celui de l’« esclavage » ? Je me contenterai de faire observer à ce propos que la justification qu’il donne de l’esclavage, ou l’excuse, est justement fondée sur ce qu’on appelle le caractère sacré de la vie humaine, <foreign xml:lang="lat"><hi rend="i">servus a servando</hi></foreign> : l’esclave est pour lui le vaincu dont le vainqueur a respecté la vie. Mais d’un autre côté je ne serais pas embarrassé de citer des savants, d’illustres savants, comme Agassiz, qui l’ont fondé de notre temps sur « l’inégalité des races humaines », c’est-à-dire sur des raisons de l’ordre anatomico-physiologique et par conséquent « scientifique. »</p>
<p>Mais M. Richet dit encore : <quote>« La morale que l’Église enseigne aujourd’hui n’est probablement pas très différente de celle que la science nous enseigne »</quote>. On vient de voir précisément le contraire.</p><p>Et, d’abord, elle en diffère autant que la doctrine fondamentale de la solidarité de tous les hommes, qui n’a rien de scientifique, diffère de la doctrine de la « lutte pour la vie ». Elle en diffère encore pour l’avoir précédée de quinze ou dix-sept cents ans dans le temps, et ainsi, à une époque où la « Science », n’existait pas, pour avoir pourvu aux besoins moraux de l’humanité. Mais elle en diffère surtout pour avoir placé dans le perfectionnement de l’individu l’idéal moral que M. Charles Richet, avec beaucoup de savants, ne trouve à placer, lui, que dans le progrès de l’espèce. C’est ce qui l’amène à formuler cette étrange définition : <quote>« Le mal… c’est la douleur des autres »</quote> ! On dirait aussi bien que nous n’avons de devoirs qu’envers nos semblables, et qu’à la condition qu’ils ne souffrent pas de notre manière d’agir, toute licence nous est donnée de satisfaire nos pires instincts : <foreign xml:lang="lat"><hi rend="i">indulgere turpissimae corporis parti</hi></foreign>. C’est « le ventre » qu’un ancien qualifiait en ces termes.</p>
<p>Évidemment M. Charles Richet, qui n’avait pas pris la peine de lire Bossuet avant de me l’opposer, ne s’est pas non plus, dans son impatience de me répondre, donné la peine de mesurer la portée de ses paroles. C’est une preuve de plus qu’une question de ce genre ne se décide pas en quelque sorte au pied levé. J’en donnerai tout à l’heure d’autres exemples encore.</p>
</note> !</p>
<p>Pour tous ceux donc qui ne pensent pas qu’une démocratie se puisse désintéresser de la morale, et qui savent d’ailleurs qu’on ne gouverne pas les hommes à l’encontre d’une force aussi considérable qu’est encore la religion, il ne s’agit plus que de choisir entre les formes du christianisme celle qu’ils pourront le mieux utiliser à la régénération de la morale, et je n’hésite pas à dire que c’est le catholicisme.</p>
<p>Non pas du tout, à ce propos, que je méconnaisse la haute valeur du protestantisme, sa raison d’être historique, et les exemples de vertu qu’il a donnés, qu’il donne encore tous les jours<note n="25" place="bottom" resp="author">
<p>En dépit de ces paroles, quelques protestants s’étant émus de ce qui suit un peu plus que de raison, et, dans leurs <hi rend="i">Revues</hi> ou dans leurs <hi rend="i">Journaux</hi>, à Paris et à Genève en particulier m’ayant répondu avec cette raideur de dédain qui les caractérise trop souvent, j’ai presque peur de paraître manquer ici de dignité en leur rappelant de quelle manière j’ai toujours parlé d’eux.</p>
<p>A la vérité, je n’ai jamais admis que nous leur fussions redevables de la « tolérance », et, au contraire, j’ai toujours soutenu que Calvin ne le cédait peut-être sous le rapport de l’« intolérance » qu’au seul Torquemada. Lisez plutôt sa <title>Réfutation des erreurs de Michel Servet</title>. J’ai pris d’ailleurs contre eux, sur l’article de leurs variations, — dont ils ont l’air tantôt de vouloir s’excuser comme d’un manque fâcheux de logique et de consistance, et tantôt au contraire dont ils se vantent comme d’une preuve éclatante de l’entière liberté de leur pensée, — j’ai pris le parti de Bossuet, qui est aussi bien le parti de la vérité historique ; et c’est ce qu’on peut voir dans le beau livre de M. Rebelliau sur <title>Bossuet historien du protestantisme</title>. Mais je crois d’autre part les avoir assez loués ;</p>
<quote>« Intolérants et orgueilleux, — disais-je encore, il n’y a pas trois ans, — difficiles à manier, chagrins et moroses, méprisants et austères, affectant la religion jusque dans leur costume, les protestants, en revanche, possédaient la vertu dont ces défauts étaient comme l’enveloppe, et grâce à elle on peut dire qu’en 1685 et depuis plus d’un siècle, ils représentaient la substance morale de la France… Écartés des tentations par les mesures mêmes qui les éloignaient des emplois, ils se dressaient, dans la société du temps de Louis XIV, comme un enseignement vivant par l’ardeur de leur foi, par leur constante préoccupation du salut, parleuréloignement des plaisirs faciles, par la dignité de leurs mœurs, par la raideur même enfin et la fierté de leur attitude. »</quote>
<p>Ne pouvant pas abuser ici du droit de me citer moi-même, je renvoie le lecteur à l’étude, <title>Sur la formation de l’idée de progrès</title> dont je tire ces lignes. Mais nos protestants ne sont jamais contents, comme si le nom même qu’ils portent leur imposait une obligation de « protester » toujours ; et, quoique leur pouvoir soit assurément très supérieur en France à ce qu’est le pouvoir des catholiques, par exemple, en Allemagne ou en Angleterre ; dès que l’on parle d’eux librement, il semble qu’on les blesse toujours. De quelque « libéralisme » qu’ils se vantent eux-mêmes, on ne les voit jamais se libérer du point de vue confessionnel ; et ce qu’ils ont le plus de peine à comprendre, c’est qu’un homme, comme j’ai tâché de le faire dans les deux ou trois pages qui suivent, prenant et considérant le « protestantisme » et le « catholicisme » dans l’histoire, essaye d’en parler avec autant d’indépendance, de désintéressement dogmatique et de liberté qu’il parlerait de « l’alexandrinisme » ou du « stoïcisme ».</p>
</note> ; mais le catholicisme a sur lui de grands avantages ; dont le premier sans doute est d’être, selon le mot de Renan, <quote>« la plus caractérisée, et la plus religieuse de toutes les religions. »</quote> Le catholicisme est d’abord un gouvernement, et le protestantisme n’est que l’absence de gouvernement. C’est ce que prouve son histoire, qui n’est à proprement parler que celle de ses divisions. Représentez-vous une armée, dont les soldats refuseraient l’obéissance à leurs officiers, comme différant avec eux d’opinion sur une question de discipline ou de service : telle est l’image du protestantisme. <quote>« Placez Ignace de Loyola à Oxford, — a-t-on dit, et je n’ai pas besoin d’ajouter que c’est un protestant qui l’a dit, — il y deviendracertainement le chef d’un schisme formidable. Placez John Wesley à Rome, il y sera certainement le premier général d’une société dévouée aux intérêts et à l’honneur de l’Église. Placez sainte Thérèse à Londres, son enthousiasme inquiet se transforme en folie mêlée de ruse. Placez Joanna Southcote à Rome, elle y fonde un ordre de Carmélites aux pieds nus, prêtes à souffrir le martyre pour l’Église<note n="26" place="bottom" resp="author">Macaulay, <title>Essais philosophiques</title>, trad. G. Guizot, p. 275.</note>. »</quote> Ou en d’autres termes, faute d’être un gouvernement, le protestantisme, dont on est convenu d’admirer la souplesse, perd à jamais ses moindres hérétiques, tandis que le catholicisme, dont on a si souvent méconnu la « plasticité », absorbe d’ordinaire, annule, et parfois réussit à utiliser les siens, parce qu’il est un gouvernement. N’est-ce pas peut-être une grande chose, pour gouverner, que de commencer par être un gouvernement<note n="27" place="bottom" resp="author">On répond à cela qu’il ne saurait y avoir de « gouvernement » en matière de conscience, mais c’est une question ; et, pour en montrer l’importance en deux mots, si ma conscience m’interdisait de porter les armes ou de payer
l’impôt, je voudrais savoir quel est aujourd’hui « le gouvernement » qui respecterait mon scrupule. Ajoutez qu’il suffit à un gouvernement des consciences de n’être pas coercitif pour être parfaitement légitime.</note> ?</p>
<p>Étant un gouvernement, il est aussi une « doctrine », et une « tradition », dont j’ai connu récemment toute la force en lisant le dernier écrit de Tolstoï sur <title>la Guerre et l’Esprit chrétien</title>. Combien, me disais-je, le catholicisme n’a-t-il pas été sage, et politique même, en refusant toujours de livrer l’Écriture aux interprétations du sens individuel ! Car il est écrit : <quote>« Si quelqu’un vient à moi, et ne hait pas son père et sa mère, sa femme et ses enfants, ses frères et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple. »</quote> Oui, cela est écrit. Et il est écrit ailleurs : <quote>« Je vous le dis encore une fois, il est plus facile qu’un chameau passe par le trou d’une aiguille qu’un riche entre au royaume des cieux. »</quote> Mais si la lettre de ces paroles n’est pas développée par l’esprit de la tradition, quel effet ne produiront-elles pas sur un humble lecteur — <foreign xml:lang="lat"><hi rend="i">infimæ sortis, pauperculæ domus</hi></foreign> — puisqu’elles ont fourvoyé dans ce dédale d’erreurs le plus grand écrivain de la Russie contemporaine ! J’entends maintenant ce qu’on voulait dire autrefois quand on réduisait toute la querelle entre protestants et catholiques à la « matière de l’Église ». La notion même et, pour ainsi parler, le concept d’une Écriture ou d’un Livre ne se sépare pas de l’institution d’une autorité qui l’explique. <quote>« Eh quoi ! disait déjà saint Augustin, tandis qu’il n’est pas de science ou d’art si faciles qu’ils ne réclament un guide et un maître, la religion, seule au monde, n’aurait pas besoin qu’on l’enseigne et qu’on la dirige ! »</quote> Se peut-il rien de plus contradictoire ? Qui ne voit que si l’Écriture est assez claire de soi pour toute intelligence, elle ne contiendrait rien qui surpassât les lumières de l’homme, auquel cas nous n’avions pas besoin d’un Dieu pour nous la « révéler ? » Mais si « la révélation » était entière, et qu’elle n’eût pas besoin d’être perpétuellement éclairée
comme d’en haut, alors nous serions Dieu lui-même. Le protestantisme a sans doute « la raison » pour lui, mais une religion n’est pas une philosophie, et il faut reconnaître que le catholicisme a pour lui « la logique ».</p>
<p>Et il a enfin de n’être pas seulement une « théologie » ou une « psychologie », mais une « sociologie » si je l’ose ainsi dire, et c’est là, sachons-le bien, à l’heure critique où nous sommes, son plus grand avantage. Essayez en effet d’atteindre et de définir l’essence du protestantisme : c’est le salut individuel qui est sa grande affaire. Le pécheur s’y confond, il s’y abîme, et pour parler comme Luther, il s’y « engloutit » dans la conscience de son indignité, dans la terreur de son juge, dans l’effroi de la damnation. <quote>« Les moindres manquements lui semblent des crimes »</quote>, n’y ayant « indulgences » ni « œuvres » qui puissent les réparer. La préoccupation même de la foi détruit ainsi l’espérance en son cœur, et dans le naufrage de l’espérance sombre à son tour la charité<note n="28" place="bottom" resp="author">
<p>Me suis-je peut-être mal expliqué ? Toujours est-il que l’on a pris ou affecté de prendre cette phrase : « … et dans le naufrage de l’espérance sombre à son tour la charité », comme si j’avais voulu dire qu’il n’existait d’institutions charitables qu’au sein du seul catholicisme. Faut-il donc mettre partout des Majuscules ou des Italiques ? Et dans une phrase ainsi conçue : « La Foi détruit ainsi l’Espérance en son cœur, et dans le naufrage de l’Espérance sombre à son tour la Charité » comment n’a-t-on pas vu qu’il était question de toute autre chose ? J’en demeure encore tout surpris. En tout cas, j’ai voulu dire, et je le répète en le développant :</p>
<p>1° <hi rend="i">Sur l’article du protestantisme</hi>, — que, pour les protestants comme pour les catholiques, l’affaire du salut étant sans doute la grande affaire, le protestant manque nécessairement des raisons de confiance que le catholique met premièrement dans « l’indulgence infinie de son Dieu » ; secondement dans la « vertu sacramentelle de la confession » ; et troisièmement dans le « mérite des œuvres », les siennes et celles mêmes des autres. C’est un Dieu jaloux que le Dieu de Luther et de Calvin, et il inspire plus de crainte que d’amour. D’un autre côté, l’inquiétude, le remords, l’effroi dont le catholique se soulage par la confession, s’accroissent comme d’eux-mêmes dans l’âme protestante. Étant seule responsable d’elle-même, l’âme protestante porte tout le poids, elle seule, de son péché qui l’accable. Et enfin les « œuvres » ne servant de rien, je veux dire ici les « pratiques », elle ne trouve de secours, uniquement, que dans le succès de son effort individuel contre elle-même. Je ne nie pas qu’il en résulte une supériorité de tenue morale, si je puis ainsi dire ; et même j’ai souvenance, il y a quatorze ou quinze ans, d’avoir scandalisé quelques catholiques en écrivant « qu’il manquerait toujours au naturalisme français, — c’était au cours d’une étude sur Georges Eliot, le grand romancier, — <hi rend="i">ce que trois siècles de forte éducation protestante</hi> ont comme infusé de valeur morale au naturalisme anglais. » Je n’ai changé d’avis ni sur ce point d’histoire littéraire, ni sur la question plus générale que je discute en ce moment. Mais je pense que l’on entend aussi maintenant ce que j’ai voulu dire en écrivant cette autre phrase : « Comment s’occuperait-on des autres quand on est à ce point inquiet de soi-même ! » Il y a certainement à la base du protestantisme une préoccupation plus intense de soi-même qu’à la base du catholicisme ; et si les protestants s’en louent avec raison quand ils ne regardent leur religion que
parle côté moral, j’ai voulu dire et j’ai dit que l’aspect en différait quand on les regardait par le côté social. C’est cependant aussi un point de vue !</p>
<p>2° <hi rend="i">Sur l’article du catholicisme</hi>. — Pour ce qui est du mérite des « œuvres » et des « indulgences », ou encore de la solidarité qui lie les générations des catholiques entre elles, je ne puis pas, pour faire plaisir aux protestants, rayer le purgatoire du nombre des croyances de l’Église, ni m’en moquer avec eux, si j’en trouve la conception admirable. Relisez là-dessus <title>la Divine Comédie</title>. Mais ne connaissons-nous plus nos auteurs ? ou n’avons-nous jamais lu les <title>Soirées de Saint-Pétersbourg</title>; et rappellerai-je ici la belle page de Joseph de Maistre sur les indulgences ?</p>
<p><quote>« Il n’y a pas de père de famille protestant qui n’ait accordé des indulgences chez lui, qui n’ait pardonné à un enfant punissable par l’intercession d’un autre enfant, — c’est de Maistre qui souligne, — dont il a lieu d’être content. Il n’y a pas de souverain protestant qui n’ait accordé cinquante indulgences en son règne, en accordant un emploi, en remettant ou en commuant une peine, etc., par les mérites des pères, des frères, des fils, des parents ou des ancêtres. Ce principe est si général et si naturel qu’il se montre à tout moment dans les moindres actes de la justice humaine. Vous avez ri mille fois de la sotte balance qu’Homère a mise dans les mains de son Jupiter, apparemment pour le rendre ridicule. Le christianisme nous montre une bien autre balance. D’un côté tous les crimes, de l’autre toutes les satisfactions : de ce côté les bonnes œuvres de tous les hommes, le sang des martyrs, les sacrifices et les larmes de l’innocence s’accumulant sans relâche pour faire équilibre au mal qui, depuis l’origine des choses, verse dans l’autre bassin ses flots empoisonnés ».</quote> Que trouve-t-on là d’immoral ? à prendre, pour ainsi dire, sur soi le fardeau du crime ou du vice, de la faiblesse ou de l’insouciance d’un être aimé ? Mais si l’on proteste, contre quoi proteste-t-on ? sinon contre ce que j’appellerai la doctrine de la solidarité dans le salut ? auquel cas j’ai donc eu raison de dire qu’il y avait dans le principe catholique plus de « fécondité sociale » que dans le principe protestant. Et j’ajoute que tout effort que les protestants feront pour le nier ne pourra que les rengager eux-mêmes de plus belle dans l’affirmation de l’individualisme.</p>
<p>On voit encore une fois que tout cela n’a rien de commun avec la question de savoir si les « institutions charitables » sont plus nombreuses et mieux administrées en pays catholique qu’en pays protestant.</p>
</note>. Comment en effet s’occuperait-on des autres, quand on est à ce point inquiet de soi-même, et d’autant plus inquiet que la conscience est justement plus scrupuleuse ou plus farouche<note n="29" place="bottom" resp="author">Voyez Taine, <title>Littérature anglaise</title>, t. II, <title>la Renaissance chrétienne</title>.</note> ? Mais, dans le catholicisme, — à quelque monstrueux abus que la doctrine des indulgences et des œuvres ait pu donner lieu quelquefois, — il suffit de la ramener à son premier principe pour en apercevoir clairement la fécondité sociale. Les mérites des uns « s’appliquent » au salut des autres. La carmélite aux pieds nus qui pleure dans son cloître sur les péchés du mondain, les efface. Le moine qui s’en va mendiant sur les routes rachète la femme adultère au prix des humiliations qu’il essuie. Il s’établit ainsi, dans la société catholique idéale, une circulation de perpétuelle charité. Les vivants y prient pour les morts, les morts y intercèdent pour les vivants. Une justice plus clémente, un Dieu plus tendre à la faiblesse humaine y accorde aux élus la grâce des réprouvés. Et du centre à la circonférence de ce cercle infini, où l’humanité se trouve enveloppée tout entière, il n’est personne en qui ne retentissent, pour le désoler, les péchés, mais aussitôt, et pour le consoler, les mérites aussi des autres.</p>
<p>Est-ce à dire que nous puissions attendre du « catholicisme », ou, en général, de la « religion » ce que depuis trois ou quatre cents ans nous avons vainement attendu de la « science ? » Nous ne le pourrions, en tout cas, que dans la mesure où nous aurions la « foi » ; — qui est la chose qu’on ne se donne point. Mais, dans toutes les affaires de ce monde, comme il y a des temps de parler, il y en a de se taire, et d’autre part, pour le moment, je ne vois pas ce que nous objecterions bien à la doctrine catholique sur la séparation des « sciences morales » par exemple, et des « sciences naturelles ». Ç’a été la chimère de Taine, nous le rappelions plus haut, que de vouloir à tout prix, comme il disait, les « souder » les unes aux autres, et rien n’est plus laborieux, ni plus triste en un sens, dans ses derniers écrits, que la peine qu’il se donne pour se persuader à lui-même qu’il y a réussi. Mais quand tous nos instincts seraient en nous d’origine purement animale, — ce que d’ailleurs on peut refuser absolument d’admettre, — ils ne laisseraient pas de différer étrangement d’eux-mêmes, depuis six mille ans que l’objet de la civilisation a été de nous soustraire aux servitudes de la nature. Nous n’en formerions pas moins, dans l’univers, en dépit de Spinoza, comme un « empire dans un empire. » Et ce nouveau déterminisme, ce déterminisme moral, étant la condition de l’humanité, n’aurait rien de commun avec celui qui « conditionne » les phénomènes des sciences physiques et naturelles. On a reproché jadis, au spiritualisme officiel, — celui de Cousin et de Jouffroy, — qu’il voulait partout et à tout prix mettre de la morale. Si le positivisme contemporain est tombé dans l’excès contraire, et s’il a prétendu, lui, traiter la morale comme il faisait la physiologie, il ne s’est pas moins écarté du vrai but. Rien ne l’autorisait à opérer cette confusion, qui a eu pour premier effet de placer la moralité sous la dépendance du savoir. C’est un premier point dont
nous pouvons convenir avec l’enseignement de l’Église ; — et je n’ai pas besoin d’en montrer l’importance.</p>
<p>En voici un second. L’erreur peut-être la plus grave que la philosophie du dernier siècle ait commise, — en la personne de Diderot autant ou plus que de Rousseau, — c’est d’avoir substitué le dogme de la bonté naturelle de l’homme à celui de sa perversité foncière. Ici ou ailleurs, j’ai tâché plusieurs fois de montrer ce qu’un sceptique tel que Bayle, qu’on n’accusera pas de timidité d’esprit, appelait <quote>« la nécessité d’un principe réprimant »</quote>. Si la nature est immorale, elle l’est en nous comme en dehors de nous. Nous, qui le croyons d’une certitude absolue, comment donc serions-nous étonnés ou choqués de ces paroles de l’encyclique <title>Humanum Genus</title> : <quote>« La nature humaine ayant été viciée par le péché originel, et, à cause de cela, étant devenue beaucoup plus disposée au vice qu’à la vertu, l’honnêteté est impossible si l’on ne réprime pas les mouvements tumultueux de l’âme et qu’on ne place pas les appétits sous l’empire de la raison… Mais les naturalistes nient que le père du genre humain ait péché, et par conséquent que les forces du libre arbitre soient en aucune façon débilitées ou inclinées vers le mal. Tout au contraire, ils exagèrent la puissance et l’excellence de la nature, et mettant uniquement en elle le principe et la règle de la justice, ils ne peuvent pas même concevoir la nécessité de faire de constants efforts et de déployer un grand courage pour contenir et gouverner ses instincts désordonnés. »</quote> C’est ici la vérité même. On n’est, en la reconnaissant, ni protestant, ni catholique ; on peut être évolutionniste. Que dis-je ! c’est surtout aux évolutionnistes qu’il est impossible de se former une autre idée de la nature humaine. Le sang qui coule dans nos veines n’est-il pas en effet pour eux celui qui coulait, aux temps préhistoriques, dans les veines de nos premiers ancêtres, et n’y charrie-t-il pas toujours en quelque sorte le feu de leurs instincts lubriques ou féroces ? Si l’apologétique
orthodoxe a sans doute ses raisons pour n’avoir pas tiré plus de parti de cet argument, quelques partisans de l’idée d’évolution, — dont nous sommes, — y ont été en partie séduits par cet argument même<note n="30" place="bottom" resp="author">Je m’expliquerai prochainement sur <hi rend="i">la moralité de la doctrine évolutive</hi>.</note>. Et c’est un second point dont nous pouvons tomber d’accord : la vertu n’est que la victoire de la volonté sur la nature. Ce qui revient à dire, sans métaphore, que la volonté ne se détermine qu’en se dégageant de la nature.</p>
<p>Avec la même facilité, nous admettrons encore que la « question sociale » ne soit qu’une « question morale ». C’est le titre, aussi bien, qu’un philosophe allemand donnait naguère à l’un de ses livres et, assurément, ce serait un grand point de gagné si jamais nous en comprenions toute la signification : <hi rend="i">La question sociale est une question morale</hi><note n="31" place="bottom" resp="author">Th. Ziegler, <title>Die soziale Frage eine sittliche Frage</title>, 1890.</note>. Cela veut dire, en effet, que l’on aura beau s’en flatter, il n’existe pas, il n’y aura jamais de moyens scientifiques de détruire l’inégalité des conditions parmi les hommes, — et après tout, faut-il souhaiter qu’il y en eût<note n="32" place="bottom" resp="author">
<p>Ce « faut-il souhaiter qu’il y en eût ? » a étonné quelques personnes, et c’est une grande preuve de la confusion ou de l’anarchie d’idées au milieu de laquelle nous nous débattons comme nous pouvons. Conflit ou concours, une civilisation n’est jamais en effet qu’une « rencontre » de forces, et sa complexité, qui est la mesure de sa valeur, dépend avant tout du nombre et de là diversité de ces forces. C’est pourquoi je ne comprends rien aux paroles déclamatoires par lesquelles, dans <title>la Justice</title>, m’a répondu naguère le docteur Clémenceau.</p>
<quote>
<p>Votre Dieu, s’écriait-il, votre religion ne sont plus que d’hypocrites artifices, que de misérables moyens de défense sociale contre le flot montant de ceux qu’ils contenaient jadis, et qui maintenant réclament leur quote-part de jouissances terrestres. La loi de Darwin, osez-vous dire, ne nous fournirait que d’abominables leçons de conduite. Mais regardez autour de vous. Qui prêche le <hi rend="i">laissez faire</hi> du combat pour la vie, sinon vos économistes d’Académie, vos prôneurs de joies célestes.</p>
<p>Le bon socialiste dit, lui, que c’est aussi une loi naturelle et scientifique, la loi de justice que le corps social, fait de la puissance de tous, a le devoir d’imposer aux plus forts. C’est la science sociale qui se fait, mes maîtres, la science de justice et de liberté, par qui se fera la faillite du dogme de servitude de l’esprit et du corps. Et si vous vous hâtez, après tant de vaines prophéties, de prédire la déroute de l’ennemi qui multiplie et qui monte, c’est que vous sentez que dans l’accalmie présente, le formidable assaut se prépare qui fera tomber les derniers retranchements de l’ordre d’iniquité que vous dites divin.</p> </quote><p>Voilà, si je ne me trompe, du galimatias double, et n’était la menace des dernières lignes, on ne trouverait pas où se prendre, ni soi-même à quoi répondre dans cette accumulation de métaphores aussi creuses que prétentieuses.</p>
<p>Essayons-le cependant et faisons d’abord observer au docteur Clémenceau que nous n’avons pas dit un seul mot, dans tout ce qui précède, pour « prôner les joies célestes », ni même pour défendre les « économistes d’Académie » qu’aussi bien nous n’avons pas en charge. Nous ne nous soucions pas davantage de savoir, — et le lecteur impartial en a maintenant la preuve sous les yeux, — à qui les choses que nous avons dites peuvent plaire ou déplaire, mais uniquement de les dire comme nous les pensons ou comme nous les voyons, ce qui est sans doute la première condition de la recherche « scientifique. » J’ose ajouter que si quelqu’un n’a jamais prêché « le laissez faire du combat pour la vie », c’est nous ; et le docteur Clémenceau le saurait, si depuis vingt ans la préoccupation des choses de la politique ne l’avait rendu comme étranger au mouvement des idées de son temps. Pendant que le docteur Clémenceau faisait ou défaisait des ministères, nous prenions la peine d’étudier les questions que nous voulions traiter un jour, et à la discussion desquelles ne l’ont peut-être suffisamment préparé ni sa carrière politique ni ses études médicales.</p>
<p>Mais ce qu’il y a de plus admirable, c’est ici l’assurance avec laquelle notre docteur s’arroge, pour les siens et pour lui, le monopole de « la justice » et de « la liberté. » Si nous n’avons peut-être pas plus de peur qu’il n’en a de cette « science sociale qui se fait », et au contraire si nous ne concevons pas de plus noble occupation que de travailler à la dégager des origines obscures où elle semble être encore embarrassée, c’est le moindre de ses soucis ; et parce qu’il lui plaît de voir en nous les défenseurs de la « servitude du corps et de l’esprit », il le dit sans plus de « manières » et, naturellement il essaie de le faire croire à ses lecteurs :</p>
<quote>Tout leur fait, croyez-m’en, n’est rien qu’hypocrisie.</quote>
<p>C’est lui qui l’affirme, doctoralement, c’est le cas de le dire, sans en donner un commencement de preuve, ni l’essayer seulement, et parce qu’il lui semble, — tant est large sa tolérance ! — qu’on ne saurait avoir d’autres idées que les siennes sans être suspect de manquer de franchise. Je n’ai « prédit la déroute de personne » ; je n’ai pas écrit un seul mot qui puisse lui donner à croire que je trouve rien de « divin dans l’ordre d’iniquité » qu’il attaque. Mais qu’importe ? Il a besoin de le supposer pour faire son article, dont toute la force n’est faite que de la faiblesse des raisons qu’il prête à ceux contre lesquels son éloquence se déchaîne ; il le suppose donc ; et le voilà parti ! Ces procédés sont trop commodes.</p>
<p>Eh bien, non ! S’il existe une « question sociale », ce n’est pas en la traitant ainsi qu’on la résoudra ni que l’on réussira même à la poser comme il faut. On y devra regarder de plus près. Si la civilisation, comme nous le disions, n’est qu’une « rencontre » de forces qui doivent « se composer » ensemble pour se faire équilibre, nous dirons maintenant qu’il n’en faut méconnaître, ni vouloir expulser aucune du « système » dont elle fait comme les autres une partie nécessaire. La religion est-elle une de ces forces ? Voilà tout le problème que nous avons discuté. Mais pour le décider, commencer par le nier, on avouera que c’est une étrange méthode. Et peut-être, si dans son article le docteur Clémenceau n’a pas fait autre chose, trouvera-t-on que nous lui avons bien longuement répondu.</p>
</note> ? — mais il y aura toujours, il y a toujours eu des moyens moraux d’atténuer ce que les conséquences de cette inégalité ont de plus troublant encore pour l’esprit que de douloureux pour le cœur. Cela veut dire que le « contrat social » n’est pas un contrat d’assurances, et que, par suite, aucun de nous ne saurait se décharger, sur un pouvoir anonyme, du fardeau de ses devoirs envers ses semblables, ni profiter des avantages de la société sans en subir ou sans en acquitter que les charges de finances. Et cela veut dire enfin qu’indépendamment des obligations de ne pas faire, il y en a pour nous d’agir, dont la première est de travailler à détruire en nous la racine de l’égoïsme, qui est notre attache animale à la vie… Mais je ne traite pas ici la « question sociale », et il me suffit d’avoir indiqué ce que l’on veut dire quand on la transforme en une question morale. Car on voit la conséquence, et qu’au lieu d’en chercher la solution dans les analogies de l’histoire naturelle, comme font nos sociologues ; ou dans l’extension tyrannique des pouvoirs de l’État, comme font les socialistes ; ou dans la destruction de toute société, comme les anarchistes, on ne la trouvera pas non plus, cette solution chimérique, mais on n’en approchera qu’en la demandant à la morale de l’effort individuel !</p>
<p>La conclusion est évidente. Lorsque l’on tombe d’accord de trois ou quatre points de cette importance, il n’y a pas même besoin de discuter les conditions, ou les termes, d’une entente ; — et elle est faite. Si les bonnes volontés conjurées et continuées de plusieurs générations d’hommes ne suffiront certainement pas pour mettre ces trois ou quatre points hors de doute, ce serait une espèce de crime, et, en tout cas, la plus impardonnable sottise que d’essayer de diviser ces bonnes volontés contre elles-mêmes, ou de les dissocier, pour des raisons d’exégèse et de géologie. Supposé d’ailleurs que le progrès social fût au prix d’un sacrifice passager, qui ne coûterait rien à notre indépendance non plus qu’à notre dignité, mais seulement quelque chose à notre vanité, l’hésitation ne serait pas permise. Il faut vivre d’abord, et la vie n’est pas contemplation ni spéculation, mais action. Le malade se moque des règles, pourvu qu’on le guérisse. Lorsque la maison brûle, il n’est question pour tous ceux qui l’habitent que d’éteindre le feu. Ou si l’on veut encore quelque comparaison plus noble à la fois et peut-être plus vraie, ce n’est ni le temps ni le lieu d’opposer le caprice de l’individu aux droits de la communauté, — quand on est sur le champ de bataille<note n="33" place="bottom" resp="author">
<p>Après avoir répondu de mon mieux à quelques-unes des objections que cet article a soulevées, j’ai pensé qu’il pourrait être intéressant de reproduire ici, — sans en trahir les signataires, — trois ou quatre des lettres, qu’il m’a values. La première est d’un catholique, la seconde d’une protestante, et la troisième d’un libre-penseur. Il convient d’ajouter que je ne connais personnellement aucun des correspondants qui me les ont adressées.</p>
<label type="head">I</label>
<quote>
<p>« Monsieur,</p>
<p>« … Après cet article, il y en aura dans les parlements qui vous traiteront de clérical, et dans les sacristies qui vous attendront à confesse, mais il y en aura aussi quelques-uns du clergé… qui vous en sauront gré, non pas mesquinement pour leur parti, mais généreusement, pour la cause de la pacification des âmes…</p><p>« … Nous qui, croyant au Christ, croyons que sa morale est divine et par conséquent adéquate à la morale absolue ; nous qui croyant à l’Église, prolongement et organe du Christ, croyons qu’elle a la charge d’adapter incessamment à travers les âges cette immuable morale aux besoins nouveaux des hommes et aux nouvelles conditions de la vie ; comment ne nous sentirions-nous pas le cœur bien fraternel à l’égard des sincères qui, sans avoir notre foi, jugent, pour d’autres et plus justes raisons, que relativement au moins, relativement au point d’évolution où nous sommes parvenus, le monde ne peut se passer de la morale catholique… »</p> </quote><label type="head">II</label>
<quote>
<p>« Monsieur,</p>
<p>« J’ai lu avec le plus grand intérêt votre article du dernier numéro de la <title>Revue des Deux-Mondes</title>. Que je n’en partage pas toutes les idées, vous n’en serez pas surpris, si je vous dis que je suis protestante, et protestante convaincue. Mais avant d’être protestante, je suis chrétienne ou du moins je m’efforce de l’être, et comme chrétienne je suis heureuse d’entendre une parole… défendre les droits de la vérité religieuse. Catholiques, protestants, ces mots n’ont plus d’actualité, plus d’intérêt, Ah ! si tous ceux qui suivent Jésus-Christpouvaient les oublier pour marcher ensemble à la conquête des vérités éternelles qui ont déjà transformé le monde, et doivent le transformer complètement !… »</p> </quote><label type="head">III</label>
<quote>
<p>« Monsieur,</p>
<p>« Vous faites appel aux hommes de bonne volonté : permettez à l’un d’entre eux de vous dire pourquoi il donnera son concours à ceux qui, <hi rend="i">par tous les moyens légitimes</hi>, — c’est mon correspondant qui souligne, — combattront le concordat philosophique que, nouveau Bonaparte, vous êtes allé signer à Rome au nom de la pensée française (en admettant qu’elle tienne dans le <title>Journal des Débats</title> et la <hi rend="i">Revue des Deux-Mondes</hi>)… »</p> </quote><p>J’arrête ici la citation, dont on devine aisément la suite, mais je ne puis me priver du plaisir d’en signaler un bien curieux détail. L’auteur avait d’abord écrit d’une manière courante et comme habituelle : <quote>« … qui donnera son concours à <hi rend="i">ceux qui par tous les moyens combattront le nouveau concordat</hi> »</quote>; mais il s’est heureusement relu, et il a ajouté légitimes en surcharge : <quote>« … son concours à ceux qui par tous les moyens <hi rend="i">légitimes</hi> combattront le nouveau concordat ».</quote></p>
</note></p>
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<head>En l’honneur de la Science</head>
<argument>
<p>Trois mois après la publication de ces pages, quelques « savants » et surtout quelques « hommes politiques » ayant offert à M. Berthelot un banquet de protestation contre la manière dont j’avais parlé de la science, <title>le Figaro</title> a publié, le matin de ce banquet, l’article que je reproduis, non pas certes pour « compléter » mais, et, en attendant mieux, pour « grossir » le dossier de la question.</p>
</argument>
<p>Professeur au Collège de France ; directeur et président de section à l’École des hautes études ; secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; grand officier de la Légion d’honneur, sénateur ; ancien ministre ; membre d’une foule de Conseils plus supérieurs les uns que les autres ; logé par l’État, à la ville, et à la campagne, du côté de Meudon, où l’on conte qu’il étudie <quote>« la fixation de l’oxygène de l’air par le vert des plantes »</quote> en mangeant des fraises exquises, — on ne peut évidemment pas dire que la science ait fait « banqueroute » à mon très cher et très éminent confrère M. Marcellin Berthelot. En dépit de l’envie, il avait donc tous les titres qu’il faut pour être la parure du banquet que l’on célébrera ce soir, à Saint-Mandé, dans le « Salon des familles », <foreign xml:lang="lat"><hi rend="i">ad majorent scientiæ gloriam</hi></foreign> ; et je comprends qu’on le lui ait offert !</p>
<p>Je comprends moins qu’il l’ait accepté ! Non pas pour moi, comme on le peut bien croire ! Il y a peu de gens, après tout, <hi rend="i">contre qui</hi> l’on fasse des banquets, et, depuis le roi Louis-Philippe, je ne suis pas médiocrement fier d’en être le premier ! Mais c’est la science que je plains, c’est M. Berthelot lui-même, d’en être ainsi réduit à se mettre sous la protection d’un vieux politicien tel que M. Brisson, ou même d’un « savant » tel que M. Soury. M. Soury, afin qu’on n’en ignore, est cet ancien hébraïsant qui, à force d’étudier l’anatomie du cerveau, y a découvert l’autre jour que les oiseaux étaient des mammifères. Ne sont-ce pas là de beaux représentants de la science !</p>
<p>Veuillent seulement les dieux qu’à l’heure solennelle des <hi rend="i">toasts</hi>, entre le champagne et le cigare, ils aient le bon goût de tenir leur langue, et de se contenter d’écouter !</p>
<p>Quant aux autres, puisque voilà trois mois qu’ils s’en vont répétant les mêmes choses, je serai généreux jusqu’au bout, et je veux leur donner les moyens de ne pas les redire encore à Saint-Mandé. Ce sera l’affaire de deux mots et de trois questions, — dont la première est déjà bien jolie, mais la seconde l’est encore davantage, et la troisième les passe toutes deux.</p>
<ab type="ornament">*</ab>
<p>Je propose timidement la première à M. Berthelot : De combien, dans le monde entier, depuis quarante ou cinquante ans, les « progrès de la science » ont-ils enflé les budgets de la guerre ? Je ne parle pas ici des nouveaux engins de destruction dont les savants nous ont dotés, et ni sur la dynamite ni sur la mélinite je ne commettrai l’indiscrétion d’interpeller le président du Comité des substances explosives. Je m’en tiens aux milliards que nous coûte ce genre de progrès. Grâce donc aux « progrès de la science », on n’a pas plutôt construit un cuirassé de premier rang qu’il entre, comme l’on dit, « en catégorie de réserve » et, en voilà pour des millions ! Grâce aux « progrès de la science », on n’a pas plutôt adopté un modèle de fusil, qu’il est bon à reléguer dans nos musées d’artillerie ; et en voilà pour des dizaines de millions ! Mais grâce aux « progrès de la science », on n’a pas plus tôt encerclé la frontière d’une ceinture de terre, de pierre et de fer, qu’il faut que l’on recommence ; et en voilà pour des centaines de millions ! Qui les paie ? où les prend-on ? dans quelles poches ? Qui dira de quel poids ils pèsent sur la liberté du travail national ? de quels emplois féconds ils détournent l’argent ? et de quelle autre « banqueroute » cette fureur de dépenses nous menace ? C’est ce que je demande à M. Marcellin Berthelot.</p>
<ab type="ornament">*</ab>
<p>Parmi les membres du « comité d’honneur » sous les auspices duquel on banquettera ce soir, je me rappelle avoir vu le nom du docteur Clemenceau. Voici donc une question pour le docteur Clemenceau. Du temps qu’il était député, le docteur Clemenceau, — qui me traite le lundi dans son journal de « pion grincheux », et qui m’envoie ses livres le mardi, avec un bel hommage d’auteur, — le docteur Clemenceau descendait dans les mines.</p>
<quote>
<p>Dans la première fosse où je descendis, nous dit-il, après avoir marché dans l’eau, plié en deux pendant des centaines de mètres… j’arrivai en rampant à une jolie couche de quarante-trois centimètres d’épaisseur. <hi rend="i">Là travaillaient des êtres humains, étendus sur le flanc, abattant le charbon, qui leur tombait sur la face</hi>, et le remplaçant au fur et à mesure par des rondins pour n’être pas écrasés par le plafond… Glissant je ne sais comment, j’arrivai à un carrefour où des masses noires, silencieuses, avec des gestes d’ombre, s’occupaient à couper menu quelque chose de tout point semblable au charbon sur lequel elles gisaient : « Les voilà qui dînent, les gaillards, nous dit l’ingénieur aimable qui nous guidait. Pourvu que le mineur ait son fromage blanc, il est heureux ! » <hi rend="i">Ce fromage blanc ne m’est jamais sorti de la mémoire</hi>.</p> </quote><p>Je demande au docteur Clemenceau si ce spectacle, qui l’a si fort et si profondément ému, n’est pas l’œuvre des « progrès de la science », étant sans doute la création de la vapeur et de l’électricité ? Je lui demande s’il ne trouve pas qu’au prix de ce labeur contre nature de tant de milliers de nos semblables, « les progrès de la science » nous font payer un peu cher le splendide éclairage de l’Académie nationale de musique ? Je lui demande ce que répondraient, à ceux qui leur feraient ainsi toucher du doigt ce que leur coûtent les « progrès de la science », — les mineurs de Carmaux ou d’Anzin ?</p>
<ab type="ornament">*</ab>
<p>Et comme il faut enfin songer à tout le monde, c’est à M. Jean Jaurès que je dédie la troisième question. M. Jaurès éprouve pour les misérables, je ne veux pas dire une pitié, mais une compassion qui l’honore ; et nous l’éprouvons comme lui. Nous fera-t-il donc l’honneur de nous dire pour combien la science et ses progrès sont dans la formation de ce « capitalisme » qu’il dénonce quotidiennement à la colère de ses électeurs ? Qui a créé tout autour de nous, dans les environs de nos grandes villes, — du côté de Saint-Ouen et de Saint-Denis, par exemple, — cette misère ouvrière qui soulève tous les cœurs d’indignation, de honte, et de dégoût de la civilisation ? Ce sont les « progrès de la science ». Qui a dépeuplé les campagnes, poussé l’ouvrière à la prostitution, jeté l’enfance dans les usines ? Ce sont encore les « progrès de la science ». Et qui a enfin dénaturé les rapports du travail et du capital ? élargi l’intervalle entre eux ? exaspéré leur hostilité ? semé le germe entre les classes de haines inexpiables ? Ce sont toujours les « progrès de la science ». Il est permis de trouver là-dessus qu’avant de les célébrer, encore faut-il savoir si l’on entend les célébrer « en bloc » ; et voilà pour M. Jean Jaurès une belle matière de discours français.</p>
<ab type="ornament">*</ab>
<p>Car c’est là tout le débat ; et non pas de savoir si l’on va plus vite ou plus commodément de Paris à Lyon par le chemin de fer que par la diligence. Il ne s’agit pas davantage d’établir que les dogmes religieux n’ont inventé <quote>« ni l’imprimerie, ni le télescope, ni les matières colorantes ! »</quote> Et ils n’ont certainement inventé non plus ni l’art de distiller les alcools, ni celui de falsifier les denrées alimentaires, — qui sont sans doute encore deux grands progrès. Mais l’unique problème est d’examiner quels progrès de la morale ont ou n’ont pas suivi ces progrès de la science ; et, — pour terminer par une observation personnelle, — ce problème, il me semble que je ne l’ai pas si mal résolu.</p>
<p>Depuis trois mois, en effet, que j’ai publié l’article que l’on « conspuera » ce soir, à défaut de moi-même, on m’a reproché sur tous les tons qu’il était de <quote>« la personne la plus étrangère à l’esprit scientifique »</quote> ; et, en effet, je ne me rappelle pas avoir publié le moindre travail de thermochimie. On m’a reproché, sur tous les tons aussi, que je manquais de style ou de grammaire même ; et, à ce propos, comme voilà vingt ans qu’on me le dit, je ne suis pas si têtu que de ne pas commencer à le croire. Après quoi, plus encore que de style, on m’a reproché que je manquais d’idées ; et des prélats considérables, qui sont aussi de grands maladroits, se sont joints aux « correspondants » de <title>l’Écho de Paris</title>, pour s’émerveiller de la profondeur de mon ignorance.</p>
<p>Mais alors, depuis trois mois, pourquoi tant d’émoi ? Pourquoi tant de réponses et de réfutations, de répliques, de contre-répliques, de basses plaisanteries aussi, d’injures et d’insultes ? Tant de bruit ! pour un seul article, d’un écrivain si « pâteux », dans un recueil d’ailleurs si peu lu ! Et finalement, un si beau banquet, à cent sous par tête, café, cognac et tabac compris ! Des présidents, et des ministres ! des sénateurs et des députés ! des conseillers municipaux ! des poètes et des romanciers ! des peintres, des sculpteurs, des médecins, des avocats, des professeurs, Homais et Charles Bovary, Bouvard et Pécuchet !</p>
<p>Quelque modeste que je sois, je ne puis décidément trouver qu’une explication du miracle. Il faut bien que j’aie touché plus juste qu’on ne le veut bien dire. On ne crierait pas si fort si l’on ne se sentait atteint quelque part. Et toutes ces clameurs, et tous ces hurlements ne sont qu’une forme, ou une expression plus démocratique, de ce que Bossuet a si bien appelé <quote>« la haine des hommes contre la vérité »</quote>.</p>
<p>Vous seriez bien fâchés que je n’eusse point invoqué Bossuet !</p>
<dateline>4 avril 1895.</dateline>
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</TEI>